Les tremblements lointains de l’Afrique
Dans cette rubrique culturelle, le réalisateur belge Manuel Poutte, l’actrice française Amélie Daure et l’acteur français Jean-François Stévenin de l’équipe du film « Les tremblements lointains », en compétition officielle au festival de Karlovy Vary. Le film n’a pas obtenu de récompense, mais je vous propose de découvrir leurs commentaires sur l’histoire du film... Manuel Poutte, tout d’abord, nous explique la naissance du film.
« Les films qui naissent, c’est toujours une étrange mixture. C’est le résultat d’une rencontre avec l’Afrique et le fait que l’Afrique a révélé en moi des histoires personnelles assez fortes. Et puis il y a le rapport avec l’irrationnel, le magique. Les Africains sont encore très animistes même s’ils sont musulmans ou chrétiens, ils croient dans le pouvoir des forces de la nature, de certains objets. Je trouvais que c’était riche de poésie et de force cinématographique. »
Pour un peu expliquer, il y a ce personnage de Bandiougou et il pense qu’il a été envoûté, qu’on lui a jeté un sort...
« Oui, c’est un jeune Africain d’aujourd’hui qui est entre croire et ne pas croire. C’est sa difficulté, d’une part il aimerait renoncer à toutes ces traditions et cette manière de penser africaine car il rêve d’aller en Europe, comme 99% des Sénégalais. Mais il n’y arrive pas, comme la plupart, et il est donc bloqué dans une sorte de schizophrénie entre la pensée traditionnelle et la pensée occidentale rationnelle. Et il croit être rattrapé par une sorte de malédiction. En fait, la malédiction ne vient pas forcément de l’endroit où il pense, il est victime d’une autre sorcière, une sorcière blanche... »
C’est le personnage joué par Amélie Daure. C’est intéressant : vous dites qu’il est entre croire et ne pas croire, mais son personnage à elle, une Blanche, on a l’impression qu’elle croit finalement beaucoup plus, qu’elle se laisse plus volontiers happer par les croyances...
« Oui, c’est la fille d’un médecin local, complètement sous l’emprise de son père. Et le père n’a plus qu’elle : il est un peu perdu au milieu de l’Afrique. Elle essaye de sortir de cette emprise. Lui, c’est plutôt un médecin traditionnel et rationnel occidental qui méprise toutes ces croyances qui sont pour lui source de trouble et d’escroquerie. Pour échapper à ce père dominant et emprisonnant, elle se jette dans cet autre monde que lui propose Bandiougou. C’est une question de vie ou de mort : c’est pour exister et se libérer. »
En même temps, c’est très particulier entre Bandiougou et elle. Ils se connaissent déjà, mais le début du film commence sur un mensonge. Bandiougou reçoit une lettre de cette femme qu’il doit rejoindre en France, il ne sait pas lire et c’est elle qui lui lit les lettres et elle lui ment sur le contenu de la lettre.
« Tout à fait : ça commence par un terrible mensonge puisque lui espérait une réponse positive et avoir une invitation pour la France. C’était le cas, mais elle veut le garder près d’elle. Bandiougou représente son unique chance d’échapper à ce père aimant mais terriblement envahissant. Elle ne veut donc pas le perdre. Mais Bandiougou ne se rend pas compte qu’elle est amoureuse de lui ou alors il ne veut pas le voir. Lui est plus intéressé par des femmes occidentales qui pourraient éventuellement le faire venir en Europe. C’est un des problèmes de l’Afrique dans les rencontres entre Africains et Occidentaux que ce soit des hommes et des femmes dans les deux sens. Très vite il peut y avoir des malentendus ou de l’instrumentalisation. Cela crée beaucoup de troubles car chacun joue un jeu, chacun y gagne et chacun y perd. Je voulais aussi faire un film sur la manière dont l’Occident imprègne les mentalités en Afrique. »
Les comédiens Jean-François Stévenin et Amélie Daure nous présentent leurs personnages :
J-F S. : « Moi je m’appelle Vanara, et mon personnage est un marchand d’art, un antiquaire qui va pas fort. Il en a marre d’être à Paris, il a des problèmes d’argent et des problèmes personnels qu’on suggère dans le film. Il va voir son vieux pote qui est joué par l’excellent Daniel Duval, qui lui est médecin dans un coin perdu du Sénégal et dont la fille, complexe, est jouée par Amélie. »
A.D. : « Mon personnage s’appelle Marie, c’est quelqu’un qui a du mal à vivre, qui est en opposition à son père, à sa vie. Elle a un rapport à Bandiougou qui est assez secret et amoureux. »
On a l’impression que tous les personnages dans le film souffrent d’un mal mystérieux, on a l’impression qu’ils sont comme des somnambules dans le film, souffrant d’un mal qui les ronge pour différentes raisons : Marie, son père, Bandiougou qui croit être envoûté... Et pas vraiment votre personnage, Jean-François Stévenin, qui arrive d’Europe mais qui finalement tombe malade...
« Oui, c’est des gens qui ne vont pas bien. C’est le mal de vivre. C’est ça que je trouve formidable dans le film, c’est ce que cette sensation est très diffuse... Ce n’est pas explicatif : moi je suis en fin d’un certain parcours, Duval aussi, Marie est à bout... C’est le mal de vivre. Et ça dérape sur Bandiougou et le côté animiste africain, et tout devient très troublant. Tiens, d’ailleurs, je peux raconter une anecdote : on s’est aperçu qu’on nous piquait pas mal de choses sur le tournage, du matériel... Ca devait être quelqu’un de l’équipe et c’est évidemment très désagréable. D’un coup, Boris, le producteur, a eu une idée : il est allé voir le sorcier du coin, le chamane... Le gars lui explique deux ou trois choses, fait des tours de passe-passe et dit qu’on verra si un matin il y a un gars qui arrive, qui n’a pas dormi et qui est boursouflé, le voleur, ce sera ce type-là. Nous on rigole et on n’y pense plus, bien sûr ! Le tournage continue et d’un coup on voit l’accessoiriste arriver, tout boursouflé. Le producteur décide de vérifier, il prend les clés de l’hôtel, rentre dans le bungalow et là, il y avait tout le matériel ! Alors, on rigole, et puis on rit un peu moins... On est dans des domaines très troublants... »