Les westerns yéniches de Jean-Charles Hue
Pour son second long-métrage, Jean-Charles Hue porte à nouveau son regard sur la communauté yéniche, laquelle constitue une part très importante des gens du voyage vivant en France, et plus particulièrement sur la famille Dorkel, qu’il entraîne dans une épique virée nocturne en Alpina, inspirée d’une histoire qu’il a lui-même vécue. Ce film, c’est Mange tes morts – tu ne diras point, actuellement à l’affiche en République tchèque et que le réalisateur présentait en avant-première lors du festival du cinéma pragois FebioFest. Radio Prague a rencontré le cinéaste.
Les Yéniches sont venus à partir du XVIIe siècle. On ne sait pas trop, un peu comme les Tsiganes, c’est mystérieux. Cela vient bien sûr comme toujours de paysans qui ont perdu leurs terres, de pauvres qui ont fui une famine, de guerriers qui louaient leur épée, qui ont perdu une bataille ou autre et qui se retrouvent au chômage, évidemment des gens qui étaient déjà sur les routes, parce que c’est vieux comme le monde les nomades commerçants, sur lesquels on a rajouté quelques voleurs de-ci de-là. « Yéniche », cela voudrait tout de même dire, paraît-il, « coquillard », c’est-à-dire la langue de ceux qui ne veulent pas être entendus. Cela veut quand même dire qu’il y a du François Villon dans l’affaire… Donc les Yéniches sont issus grosso modo du bassin européen central, qui va en gros de la Suisse jusqu’à l’ancienne Bohême-Moravie, jusqu’à pas loin d’ici… »
Savez-vous si des Yéniches vivent en République tchèque ?
« Je ne sais pas mais je suis sûr qu’il doit y en avoir. Mon arrière-grand-père par exemple est né en Serbie. Par contre là où ils étaient le plus nombreux, c’était dans l’ancienne Allemagne. C’est pour cela qu’ils parlent une espèce de langue – ce n’est pas une langue -, mais ils ont gardé de cette époque une somme de vocabulaire de quelques centaines ou dizaines de mots qui sont allemands. Ils avaient plutôt la réputation de gens extrêmement durs. Ils venaient de la campagne, c’était des paysans. Par rapport aux Tsiganes, les Yéniches avaient la réputation d’être des gens très durs. Je dis toujours que c’est un peu le gitan du gitan. »Aujourd’hui, le cinéaste, qui a donc des ancêtres yéniches, donnée généalogique qui l’a poussé à se rapprocher et à connaître cet univers, raconte que le développement du christianisme évangélique chez les Yéniches comme chez les Tsiganes a fini par rapprocher les deux groupes ethniques. La religion apparaît d’ailleurs en toile de fond de La BM du Seigneur, le premier long-métrage de Jean-Charles Hue, où la frontière entre fiction et documentaire est encore plus mince, et Mange tes morts, où il filme les mêmes personnages, qui endossent toutefois de nouveaux rôles.
La veille de son baptême, Jason embarque à bord de la voiture de son frère aîné, Fred, un « chouraveur » qui revient d’une peine de quinze ans de prison, en compagnie de leur autre frère et d’un cousin. La virée, qui vise au départ à s’emparer d’une cargaison de cuivre, prend une véritable dimension initiatique. Dans son oeuvre, Jean-Charles Hue se refuse à toute forme de « politiquement correct », un travers qu’il dit détester autant que le racisme.
« Mon film, j’ai essayé de le place au milieu mais dans une espèce de chose où on prend plus en compte la valeur humaine, avec ses défauts. Le cinéma a une grosse capacité à prendre en compte les défauts de l’humanité mais d’en faire apparaître l’humanité. C’est une arme formidable et c’est ce que j’ai voulu faire. Avec eux, c’est pour cela qu’on ne me tire pas dessus à boulets rouges parce qu’ils voient bien que ce sont de vrais gitans qui jouent, et leur vraie vie. Ils ne peuvent pas dire que c’est de l’invention. Allez demander aux Dorkel et vous verrez bien ! »Les Dorkel, c’est la famille de Yéniches avec laquelle Jean-Charles Hue s’est lié. Et ce sont les membres de cette famille qui interprètent à l’écran leur propre rôle. Tout en les obligeant à respecter l’enchaînement des séquences, cohérence scénaristique oblige, le cinéaste a laissé une marge importante à l'improvisation, notamment pour développer l'aspect linguistique. Chez les Dorkel, Frédéric, le Fred du film, crève particulièrement l’écran :
« Frédéric pour le moment n’a pas reçu de proposition, ce qui nous a toujours étonné, même depuis La BM du Seigneur, alors que tout le monde a reconnu qu’il était peut-être le prochain Depardieu ! Il y a un décalage qui, je pense, est facilement explicable. Je pense qu’il doit certainement, comme moi d’ailleurs, faire ses preuves en dehors du monde gitan, dans un contexte plus « cinéma », qui pourrait intéresser d’autres producteurs, réalisateurs ou acteurs. C’est ce qu’on va faire. Je pense aussi que, la majorité des réalisateurs, même s’ils font des choses bien dans leur motif doivent être assez effrayés de se coltiner un mec comme cela. Surtout qu’il y a eu des bruits qui ont pas mal tourné sur le tournage. C’est tant mieux et je suis pour. Le tournage a quand même été haut en couleur, pas loin d’être comme la fiction.
Moi je suis prêt à me coltiner quelqu’un, ce n’est pas le problème. Je pense que cela fait partie du cinéma, c’est comme Werner Herzog qui se coltine Klaus Kinski. Frédéric est quelqu’un qui n’a rien fait contre le film. Il ne s’est pas bagarré pour se bagarrer ou fait une connerie pour en faire une. Il s’est tourné totalement professionnellement vers le film. »Il avait d’ailleurs un rôle cadre…
« Il avait un rôle cadre, il était à l’heure tout le temps, il fallait faire dix-sept prises, il n’a jamais bronché… C’est tout l’inverse de ce qu’on m’a raconté sur certains acteurs. Moi je n’ai pas souffert là-dessus.
Là où j’ai souffert, c’est que le fait d’être avec des voyageurs fait qu’à un moment, c’est plus fort qu’eux, ils prennent une bagnole, ils font les cons avec, ils la pètent... Ensuite, il y a un incident dans une discothèque. A chaque fois, ce n’était pas eux, mais le fait qu’ils soient là avec leurs gueules et compagnie, cela attire les autres comme des mouches sur le miel. Donc, d’une manière ou d’une autre, cela attire des situations et puis leur manière de réagir à la violence la multiplie par deux. Cela peut aller très loin et cela peut arrêter un film ni plus ni moins. Mais ça, je veux bien l’accepter totalement, parce que, presque pour moi, c’est une définition du cinéma. »
Le film comme une forme de combat ?
« Déjà il y a une idée de combat. J’aime l’idée d’une dîme qu’il faut payer, comme dans le film. Je pense qu’on n’a rien de fondamental sans donner quelque chose, surtout quand on aborde des sujets comme celui-là. Par rapport au XXIe siècle qui est pour moi un grand lissage. J’en ai tellement ras-le-bol que maintenant, par principe, je ne veux pas avoir à tomber dans ce grand lissage, du « faux ». Même si je l’ai admiré dans certains grands films hollywoodiens. Cette starification excessive des films aujourd’hui, en termes de prix, de salaires, etc., et en même temps ils se permettent de cracher dans la soupe, et en même temps ils se permettent souvent de ne pas être bons en plus. Ce ne sont pas non plus des Lee Marvin, des Gary Cooper ou des John Wayne. »Le western est d’ailleurs un des genres, avec le polar, qu’affectionne Jean-Charles Hue. Après son travail avec la famille Dorkel, qui pourrait à l’avenir faire l’objet d’une série, le réalisateur entend explorer d’autres univers tout aussi ignorés et laissant la part belle au « primitif », là où « l’humanité pousse », selon ses mots :
« Je suis en train de changer de fusil d’épaule, même si je n’aimerais pas trop en parler. Je pense que je vais travailler toujours avec Jean-François Stévenin, ça s’est sûr, avec Frédéric Dorkel. Je pense que cela peut-être un super couple. Ma grande difficulté aujourd’hui, si je quitte, c’est le cas à part pour la série télé, le monde gitan en termes de représentation, qui m’offrait immédiatement un contexte incroyable dans lequel il y a juste à se servir, il faut trouver autre chose. Herzog avait le même problème, déjà il y a trente ou quarante ans. Il disait déjà dans les années 1970, « si cela continue, je vais être obligé d’aller filmer sur la lune ». Sous-entendu, il n’y a plus d’endroit assez sauvage, assez primitif pour rendre ce qu’il cherche.
Par chance inouïe, je l’ai trouvé chez les gitans. J’ai eu un bol ! Bon, c’est grâce aussi à moi, j’y suis allé, j’ai tenu le coup. Parce qu’il ne s’agit pas d’y aller mais de tenir le coup. On en a fait un film et c’est grâce à eux. Je sors de là, où je vais ? Peut-être que je vais aller en Guyane française, là où il y a encore possiblement un western qui peut pousser. »Le film Mange tes morts est actuellement diffusé dans de nombreux cinémas tchèques sous le titre Táhni do pekel.