L’événement historique du retour à Brno de Milan Kundera, « dont les Tchèques doivent apprendre à être fiers »
Michal (ou Michel) Fleischmann a été l’ambassadeur tchèque en France pendant cinq ans, jusqu’au 15 septembre dernier. Mi-janvier, c’est lui, accompagné par l’éditeur Antoine Gallimard, qui s’est rendu à Brno pour remettre les urnes contenant les cendres de l’écrivain Milan Kundera et de son épouse Věra, morts en France, respectivement en 2023 et en 2024.
M. Fleischmann : « Věra Kundera avait demandé explicitement à tout le monde que l'arrivée des cendres de Milan et des siennes soit faite discrètement. »
Il faut dire que le retour de Milan Kundera dans son pays natal est un événement historique. C'était important pour vous d'y être ?
« Je pense effectivement que c'est un événement historique. Il faudrait que la société tchèque accepte cette situation et qu'elle en soit fière. C'est très important, on a quand même en République tchèque peu de noms mondialement célèbres et qui ont vraiment marqué l'ensemble de la planète autant que Milan Kundera. On ne met pas assez en avant nos personnalités dans ce pays. La France sait le faire d'une manière absolument fantastique. Les Tchèques ne savent pas "se vanter" de leurs génies. »
« Věra Kundera, je la voyais assez souvent quand j'étais ambassadeur à Paris. Elle m'a demandé plusieurs fois que je m'occupe à sa mort de transférer l’urne de Milan qu'elle avait chez elle dans son appartement à Brno et que je remette cela à la maire de Brno ainsi qu’au directeur de la bibliothèque Milan Kundera à Brno. »
« Elle m'a demandé ça plusieurs fois pendant pas mal de temps et puis j'ai parlé avec elle encore le vendredi alors qu'elle est morte le samedi matin dans la nuit du vendredi à samedi. Le vendredi, la veille de sa mort, elle me demandait quand je finissais ma mission à l'ambassade. Je lui ai répondu que c’était prévu pour le dimanche le 15 septembre, alors elle m’a dit ‘Bon ben il faut que je me dépêche de mourir pour que tu puisses arranger les choses’… »
Elle était particulièrement émouvante, c'était difficile comme fin de parcours à Paris pour cette Pragoise qui finalement n'aimait plus trop Paris, n'aimait plus trop la France…
« Émouvant avec Věra, ce n'est pas tout à fait le mot que j'utiliserais, mais c'était émouvant pour moi effectivement. Ce n'était pas quelqu'un qui vivait dans l'émotion - elle savait quand même dire des choses émouvantes - mais c'était une femme très organisée, avec les pieds sur terre et elle voulait tout diriger. »
« Milan Kundera aurait mérité le Nobel »
Quel est votre regard sur ce rapport compliqué entre Milan Kundera et son pays natal ?
« Personnellement, je pense qu'on a monté ce conflit un peu trop en épingle et qu'on exagère. Que ce soit le fait même sur lequel on l'accuse ou le livre que M. Novák - je pense qu'il s'appelle comme ça - a écrit. Moi, je disais à Milan ‘Écoute, pourquoi est-ce que tu t'intéresses à ce livre-là ? Des livres comme ça à Paris, il en sort quotidiennement des dizaines et des dizaines et on n'en fait pas autant autour’. Je pense que ça l'a touché. Non pas seulement ce livre mais le fait qu'il a été accusé d'avoir collaboré avec la StB »
« Lui, bien sûr, a contesté cela. Ce n'est pas à moi de dire qui a raison et qui a tort. Personnellement, je pense qu'il a raison, qu'il n'a pas collaboré - c'est mon opinion à moi. On en a fait une histoire qui l’a énormément marqué. »
« En plus, il y avait déjà un précédent dans le passé : il a été un très sérieux candidat pour le prix Nobel de littérature et ce n'est pas lui qui l’a eu ce prix mais Jaroslav Seifert. Et lui il a toujours pensé que c’était à cause de ses ‘ennemis’. »
Ce dont était également convaincue son épouse…
« Oui. Personnellement, quand j'étais jeune, je me souviens très bien que mon père s'occupait d’aider les écrivains français qui ont proposé le prix Nobel. C'était une proposition française que ce soit Seifert qui reçoive le prix Nobel. Des écrivains tchécoslovaques auraient demandé à ce que ce ne soit pas Kundera... Je pense que c'est déjà formidable que nous ayons un prix Nobel de la littérature tchèque mais c'est aussi vrai que Milan Kundera l'aurait mérité. »
« Mais enfin ce sont des histoires que les historiens devraient un peu mieux étudier parce qu'il existe certainement une documentation importante là-dessus et qui devrait éclaircir un peu mieux toutes ces toutes ces histoires qui expliquent cette méfiance des Tchèques par rapport à Milan Kundera. Milan Kundera était un gars de Brno, un écrivain tchèque, un écrivain français et il a fait une chose formidable que peu d'écrivains ont réussi dans le monde : il a réussi à sortir la littérature tchèque moderne et la littérature française moderne de leurs petites ornières et de leurs petites frontières et à les rendre mondialement connue. Donc prenons cela en compte comme la chose la plus importante qui soit et c'est de cela que les Français savent être fiers quand il s’agit de Milan Kundera. Les Tchèques devraient apprendre à être fiers de Milan Kundera. »
Un Occident kidnappé cité par Emmanuel Macron à Bratislava
Kundera a également été au centre - à un moment en tout cas - de votre activité diplomatique puisque c'est au cours d'entretiens entre responsables politiques tchèques et français que vous avez réussi à donner, notamment à l'Élysée, son essai republié intitulé Un Occident kidnappé, qui a été ensuite cité par le président français Emmanuel Macron…
« Oui, on voit comme Milan Kundera est important ! Effectivement, c'est une histoire un tout petit peu rocambolesque. L’essai Un Occident kidnappé est sorti en réédition chez Gallimard et a eu un énorme succès. Le président de la République tchèque Petr Pavel était en visite officielle à Paris. Donc, en tant qu’ ambassadeur, je l'accompagnais et j'ai pris le livre avec moi. J'ai demandé au protocole de l'Élysée s’il était possible de donner le livre au président Macron, ils m'ont dit que ça ne se faisait pas, que c'était impossible etc. Et à la fin de l'entretien entre les deux présidents, on s'en allait, je me suis approché du président Macron et je lui ai donné le livre quand même. Et il a dit ‘Je sais que c'est paru.’ Je lui ai dit "Ça serait bien que vous relisiez le livre’. Il s'est arrêté. Il m'a dit ‘Vous savez, il n’y a que des pays comme le vôtre qui peuvent créer des des génies pareils.’ J'ai répondu ‘Oui, nous sommes un pays métaphysique’. Il s'est arrêté, il m'a regardé et a dit ‘C'est exactement ça.’ »
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« Quelques mois plus tard, il préparait son voyage à Bratislava où il avait prévu un discours important sur l'Europe centrale et le rôle de l'Europe centrale aussi en rapport avec la guerre en Ukraine. Il sait qu'il faut soutenir l'Europe centrale face à ce danger de la Russie. Et donc il a utilisé des phrases de ce livre Un Occident kidnappé et m'a même contacté pour vérifier si les phrases qu'il a choisies étaient pertinentes, ce qu’elles étaient évidemment. Donc c'était important. »
« Milan Kundera a toujours dit que pour lui ne comptent que sa littérature et ses livres, ses romans et non pas qui il est ou qui il a été. Surtout, il a toujours dit ‘Je suis pas un écrivain politique’. Et bien si. Je suis désolé. Sa carrière littéraire a commencé par son livre paru en France chez Gallimard avec une préface de Louis Aragon, où Louis Aragon parle de la Tchécoslovaquie comme du ‘Biafra de l'esprit’ et ça avait une connotation politique même si Milan ne voulait pas. Et il y a une connotation politique à la fin sa fin de vie avec la citation du président de la République française à Bratislava d'un texte de Milan Kundera, ce qui est un acte politique. Donc, Milan Kundera ne voulait pas être considéré comme politique, mais la littérature et la politique se joignent à un moment donné pour le bien de tout le monde. Et il est important de savoir que la littérature et la politique ne peuvent pas exister l'une sans l'autre. Et cela a été démontré par l'œuvre entière de Kundera. »
La guerre en Ukraine et le « virage important » de la diplomatie française
L'invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a évidemment marqué votre mandat. Avez-vous été surpris par les réactions observées du côté français en tant qu'ambassadeur tchèque à Paris ?
« Je suis un enfant de 1968, de l'invasion de la Tchécoslovaquie par les armées du Pacte de Varsovie, où il y avait non des Russes mais ça s'appelait les Soviétiques à l'époque. L'autre jour, il y a le ministre des Affaires étrangères slovaque qui me disait que parmi les envahisseurs de la Tchécoslovaquie en 1968, il y avait des Ukrainiens - pour expliquer que les Ukrainiens ne sont pas des gentils. Et moi je lui ai répondu que c’étaient des Soviétiques et qu’ils ne pouvaient pas faire autrement. C'était les Soviétiques, c'est tout à fait autre chose. ‘Vous êtes totalement à côté de la plaque’, lui ai-je dit. Je ne pense pas qu'il ait apprécié ma réaction. Donc moi je suis un enfant de 1968, quand le monde entier a laissé tomber la Tchécoslovaquie. Il y a eu à l’époque des déclarations tonitruantes, mais seulement des déclarations et pas des actes. »
« Ce qui s'est passé après l'intervention russe en Ukraine est une réaction quand même totalement différente. La différence est que l'Europe, le monde entier démocratique s'est opposé à cette à cette occupation, à cette intervention.
En ce qui concerne la France, non, je n'étais pas surpris, mais j’ai été étonné par la pugnacité et les mots forts qui ont été prononcés. Ce n'est pas dans la tradition française. Ce n'était pas dans la tradition gaullienne de ‘l'Europe de l'Atlantique à l'Oural’ chère au président de Gaulle. »
« Le président Macron a quand même fait un virage important. Il a réalisé un virage très important et s'est mis vraiment du côté du soutien à l'Ukraine et de manière effective et réelle. Donc surpris, non Mais quand même, il faut constater une chose, c'est que la France a changé. Ce n’est plus cette France amie de tout le monde souhaitant jouer les rôles de conciliateur. Là, la France a déclaré sa position d'une manière claire et nette et continue de le faire, ce qui est très important, bien sûr. »
« Si j'étais ukrainien, j'en souhaiterais encore davantage, j'aimerais que la France s'engage encore plus, qu'elle envoie encore plus d'armes. Bien sûr. Mais en même temps, ça se fait. »
L'initiative tchèque pour les munitions et la participation française
Comment est-ce qu'a été perçu l'initiative tchèque pour la collecte de munitions au départ ? Au début, on a senti Paris un peu hésitant, parlant d'autres initiatives communes. Comment est-ce que vous avez senti vos interlocuteurs français sur ce sujet-là ?
« Au moment où le Premier ministre tchèque Petr Fiala a prononcé cette idée à la rencontre à Paris, où étaient présent tous les présidents et premiers ministres de l'Union européenne, la première réaction du président Macron était ‘Très bonne idée, Petr, on va on va travailler là-dessus’. Le chancelier allemand était beaucoup plus réticent au départ. Cela dit, ça a pris, ça se réalise et la France participe. »
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« Comme toujours, la France a une tradition, elle ne dit pas exactement ce qu'elle donne, à qui et comment. Donc, c'est très difficile et ces informations sont confidentielles. C’est la stratégie française. Il faut qu'on la respecte. Bien sûr, on aimerait que la France s'engage plus et déclare combien elle a par exemple donné dans cette initiative tchèque… Je ne sais pas combien la France a apporté mais j'espère que c'est beaucoup. »
Dans la suite de cet entretien en version audio, il est notamment question du froid qu’a provoqué dans les relations tchéco-françaises l’échec du groupe EDF dans l’appel d’offres nucléaire pour les centrales tchèques. Un des autres thèmes abordés sera dans le registre culturel, avec la rénovation de la stèle du peintre tchèque Josef Šíma à Paris, l’inauguration de la plaque commémorative en hommage au consul Vladimír Vochoč à Marseille ou encore l’installation de ces fameux « bancs Václav Havel » à Paris et à Monaco.