Mahi Binebine : « J’ai essayé de raconter, comment on devient une bombe humaine »
La vie de Mahi Binebine, un des auteurs invités de la 24e édition du Festival des écrivains à Prague, est comme un cercle qui se referme. Né à Marrakech en 1959, il a vécu et travaillé à Paris et à New York pour se réinstaller dès 2002 dans sa ville natale. Mathématicien de formation, il est d’abord professeur de mathématiques à Paris, puis il déserte l’école pour se lancer dans la littérature et dans la peinture. Aujourd’hui ses toiles sont exposées dans les plus grandes galeries et ses livres sont traduits dans de nombreuses langues dont le tchèque. Quelques jours seulement avant son arrivée à Prague est sortie la traduction tchèque de son huitième roman intitulé « Les étoiles de Sidi Moumen », œuvre corrosive sur les racines du terrorisme. C’est ce roman couronné en 2010 par le Prix Mamounia qui est aussi le sujet de l’entretien que Mahi Binebine a accordé à Radio Prague.
« C’est extrêmement important pour moi, pour tous les écrivains. C’est important d’être traduit dans des langues qui sont improbables pour moi, Marocain, de me voir traduit en tchèque. Je suis traduit en polonais, en néerlandais, en beaucoup de langues, et chaque fois c’est une joie, c’est une vraie joie. Je me dis : ‘Tiens, il y a des gens dans un autre pays que je ne connais pas et qui vont me lire.’ »
Avant, la République tchèque était donc pour vous une espèce de pays exotique ?
« C’est un pays lointain, un pays qu’on ne connaît pas. Et je suis extrêmement heureux d’être là. Je découvre une vie, une culture, une ville magnifique. Je suis vraiment enchanté d’être ici. »
Que pouvez-vous dire de ce roman ? Peut-on le résumer en quelques phrases ?
« Oui, c’est un roman où je parle des quatorze gamins sortis d’un bidonville qui s’appelle Sidi Moumen et qui ont été enrôlés par une mafia religieuse et se sont fait exploser un peu partout dans la ville de Casablanca. Vraiment, cela a été un choc. C’est pour la première fois qu’une chose pareille se produisait au Maroc. Et j’ai voulu donc comprendre un peu ce qui nous arrivait. Je me suis rendu à Sidi Moumen, j’ai vu les enfants jouer sur les ordures et je me suis dit : ‘Je vais essayer de raconter comment ils vont devenir des bombes humaines. »
Quelle est donc la part de la réalité et de la fiction dans votre roman ?
« La réalité c’est que quatorze jeunes entre quinze et vingt-trois ans sont sortis d’un bidonville qui s’appelle Sidi Moumen près de Casa et ont fait un carnage. Ça, c’est la réalité. Et donc j’ai essayé d’imaginer comment ils en sont arrivés là, comprendre comment on peut devenir une bombe humaine. Et surtout ne pas les condamner d’avance. Quand je faisais ce travail, je me suis rendu compte que ces gamins-là qu’on présente souvent comme des monstres, sont des victimes. Ils sont vraiment des victimes, et évidemment c’est un roman qui va poser beaucoup de problèmes, puisqu’il est hors question de faire l’apologie du terrorisme, mais je voulais dire que les responsabilités sont ailleurs. Ce ne sont pas ces enfants qui sont responsables. Le responsable c’est l’Etat qui laisse exister les bidonvilles comme Sidi Moumen qui est un cloaque infernal, c’est la mafia religieuse qui s’est installée là, qui a de l’argent de l’extérieur et qui les conditionne. Il y a une méthode très très précise, il faut seulement deux ans pour fabriquer une bombe humaine. C’est absolument terrifiant, on commence par les sortir du bidonville, on les rend propres, on leur trouve un travail, on leur donne une dignité qu’ils n’ont pas. Et le travail de sape commence. On leur donne des cassettes de kamikazes tchétchènes ou palestiniens, on les glorifie et on fabrique des monstres. »Qu’est-ce que le livre nous dit sur la société marocaine actuelle. Et comment il a été accueilli au Maroc et dans le monde musulman ?
« Le livre et le film, puisqu’on en a fait un film après, ont été très bien accueillis, parce qu’on essayait d’expliquer et de dire : ‘On peut corriger. Et c’est simple de corriger. Seulement, enlevez ces bidonvilles! Eduquez les gens. Education, éducation, éducation !’ Au Maroc il y a 50 % d’analphabètes. Ce n’est pas normal. Ce n’est absolument pas normal. Voilà, les solutions sont là. Ce n’est pas jeter la pierre sur le gamin qui a fait une bêtise, aussi monstrueuse soit elle. Il n’est pas responsable. Il est irresponsable et il a tué des gens, c’est terrifiant. Je suis venu à Casablanca pour présenter ce livre et devant moi se trouvait une association des victimes des attentats de Sidi Moumen. Elles m’ont laissé parler et j’étais en train de leur dire : ‘Voilà, le gars qui a tué ton père, ton frère, ta sœur, c’est une victime aussi’. A la fin, une femme s’est levée et m’a dit : ‘Je comprends ce que vous dites, monsieur. Nous avons une association dans Sidi-Moumen, la garde-robe de mon frère qui est mort dans l’attentat, je l’ai donné au frère du kamikaze. Nous sommes en train de travailler sur le terrain avec eux’. Et je me suis dit : ‘Bon, le monde n’est pas si noir’. »
Les écrivains du Maroc jouissent-ils aujourd’hui d’une liberté suffisante pour travailler ? Avez-vous jamais eu des problèmes avec la censure ?
« Pendant longtemps, il y a eu la répression au Maroc. C’étaient les années de plomb. Les écrivains trichaient et des fois s’autocensuraient. Mais depuis l’avènement du roi Mohammed VI, les choses se sont ouvertes, le pays s’est peu à peu démocratisé. Ce n’est pas fini mais on a une presse qui fonctionne. De temps en temps on casse la gueule à un journaliste, on ferme un journal. Il y a encore des relents des temps anciens, parce que tout le monde ne veut pas que le pays change. Mais je pense que nous sommes sur une bonne voie. »Vous êtes écrivain, peintre et sculpteur, donc un artiste à multiples talents. Êtes-vous devenu peintre et sculpteur parce qu’il y a des thèmes que vous ne pouviez pas exprimer par l’écriture, par la littérature ?
« Oui, peindre me fait un bien fou, vraiment, parce j’ai l’impression que je suis une espèce de conduit. Je ne contrôle pas ce que je fais et cela me fait du bien. Et j’ai l’impression de raconter davantage, de raconter des choses que je ne pourrais pas faire en littérature, trop précise, trop cartésienne. »
Vos romans sont lus et publiés dans de nombreux pays, vos œuvres sont exposées dans des galeries prestigieuses. N’êtes-vous pas tenté de vous lancer encore dans une autre discipline artistique ? N’êtes-vous pas attiré par exemple par la musique ?
« Mais j’ai commencé par la musique. (Rires). Je voulais devenir chanteur de charme, mais j’ai renoncé. Là, je me suis lancé dans la sculpture. Je suis en train de faire une série de sculptures en bronze, des sculptures immenses. Je me fais plaisir. »
Ecrivez-vous quelque chose en ce moment ? Travaillez-vous sur un roman par exemple ?« Oui, je travaille sur un roman. Je viens d’une famille assez shakespearienne. Mon père était au Palais. Il était bouffon du roi. On appelait ça compagnon. Et mon frère était à Tazmamart, dans ce bagne au sud du Maroc. Le nouveau roman que j’écris est donc sur les rapports entre le roi et son bouffon. »
Vous vous trouvez à Prague, ville qui a donné au monde plusieurs écrivains importants. Connaissez-vous ou lisez-vous aussi la littérature tchèque ? Pourquoi aimez-vous Kafka ?
« J’aime Kafka parce qu’il y a un univers absolument extraordinaire. J’ai commencé quand j’avais quatorze quinze ans. ‘La Métamorphose’, c’était un livre culte pour nous, et après ‘Le Château’, c’était des textes incroyables. C’est d’une force, d’une puissance… Et c’est pour ça que je voulais répondre tout à l’heure aux gens qui me demandaient, pourquoi je n’écrivais pas en arabe mais en français : ‘Mais parce que Kafka est Kafka dans toutes les langues. Il est Kafka à Marrakech, il est Kafka en Russie, il est Kafka partout, parce qu’il a un univers, parce qu’il a une force, parce qu’il a du génie. (Rires) »