Mohammed Achaari : « Le danger réel pour vous est l’illusion que vous pouvez exister seuls »

Mohammed Achaari, photo: Martina Klírová / PWF

« Il faut réformer la société islamique si l’on veut surmonter les contradictions qui existent entre les textes religieux et le fonctionnement d’un Etat moderne », dit l’écrivain marocain Mohammed Achaari. Lauréat du prix Booker arabe, Mohammed Achaari était un des auteurs invités du Festival des écrivains qui s’est tenu à Prague du 10 au 15 novembre. A cette occasion, il a bien voulu répondre à nos questions.

Un opposant devenu ministre

Vous êtes poète et romancier mais vous avez été aussi homme politique, président de l’Union des écrivains du Maroc et même ministre de la Culture entre 1998 et 2007. Peut-on être à la fois ministre, politicien et poète ?

Mohammed Achaari,  photo: Martina Klírová / PWF
« J’ai tendance à dire oui parce que cela s’est passé de la sorte pour moi. Mais je dois préciser que je ne suis pas un politicien professionnel. J’ai été amené, tout jeune, à participer au militantisme de gauche au Maroc pour défendre les libertés et la démocratie. Ce parcours m’a amené à me présenter aux élections en 1997 et j’ai obtenu un siège parlementaire dans le cadre de la première majorité démocratique de l’histoire du Maroc. Cela a conduit à un changement, le premier de son genre, après trente-sept ans de pouvoir absolu. C’est donc dans ce cadre-là que l’on m’a demandé, étant donné mes vocations culturelles, en tant que poète, écrivain et militant du monde associatif culturel, de porter la responsabilité du ministère de la Culture. C’est une parenthèse dans ma vie de poète et d’écrivain que je considère d’ailleurs aussi comme un acte de création. »

Nous apprenons dans votre biographie que vous avez séjourné en prison dans les années 1980. Que pouvez-vous dire de ce chapitre de votre vie ? Avez-vous été ce qu’on appelle un dissident ?

« Pas exactement, le mot appartenant à un contexte historique occidental. Non, j’étais un opposant et un syndicaliste, et, en tant que tel, j’ai eu, bien sûr, ma part de peines comme tous les militants démocratiques au Maroc. Je dois dire que les militants démocrates ont payé cher les avancements politiques au Maroc. Et voilà, j’ai eu ma part de ce supplice. »

On sent toujours le besoin de formuler nos rêves

Dans quelle source votre poésie se nourrit-elle ? Quelles sont vos inspirations ?

Maroc,  photo: H. Grobe,  CC BY 3.0
« Il y eu des phases différentes dans mes expériences. Au début j’étais surtout à l’écoute des souffrances des gens et de la résistance du peuple marocain au régime totalitaire. Ma poésie était donc plutôt une poésie dans laquelle il y avait beaucoup de figures de la résistance, de valeurs de la résistance. Et au fur et à mesure que les choses ont changé, j’ai moi aussi évolué en tant que poète pour en revenir à une approche plus intimiste qui questionne l’enfance, la vie quotidienne, les choses de la vie, la mémoire. Ma poésie s’est donc transformée, en quelque sorte, en une lecture quotidienne de la vie. »

Les lecteurs de poésie se font aujourd’hui de plus en plus rares dans le monde. Quelle est la situation au Maroc ? Comment la poésie est-elle perçue et reçue par les lecteurs marocains ?

« De manière générale nous subissons la même indifférence quant à la production poétique, mais la poésie est toujours une expression très présente dans la création littéraire au Maroc et dans le monde arabe en général. Cela est dû, d’une part, à la grande tradition de la langue arabe, et d’autre part au besoin que l’on ressent toujours de formuler nos rêves, nos aspirations, nos souffrances dans la langue poétique beaucoup plus que dans d’autres moyens d’expression. »

L’Arc et le papillon

Dans votre roman L’Arc et le papillon publié en 2010, vous racontez l’histoire de trois générations de la famille Al Firsioui. Vous avez dit à propos de ce roman : « C’est une reconsidération des choses considérées par plusieurs comme futiles alors qu’elles constituent l’essence même de notre vie. » Pouvez-vous dire quel est le sujet de ce roman et quelles sont ces choses essentielles de la vie ?

'L'Arc et le papillon',  photo: Markaz Al Thaqafi Al Arabi
« Le roman est construit d’abord sur un événement. Un journaliste cinquantenaire, progressiste, de gauche, se réveille un jour en apprenant que son fils unique, qui était censé faire ses études d’ingénierie à Paris, est décédé dans un combat avec les Talibans. Et le monde s’effondre autour de lui. Il ne sait plus ce qu’il lui arrive. D’abord il se pose la question de savoir pourquoi. ‘Ai-je engendré un monstre, alors que j’ai essayé toute la vie durant de lui transmettre les valeurs humanistes ?’ Il ne comprend pas pourquoi cela lui arrive. Et du coup, c’est la question qui se pose de fait à toute la société. »

« Le terrorisme fait beaucoup de victimes dans les pays européens, et chaque fois qu’un attentat est perpétré en Europe, les médias donnent à cet événement une dimension incroyable avec les détails de cette atrocité, avec bien sûr toutes les histoires concernant les victimes, avec la menace pour la démocratie occidentale, etc. Mais quand il s’agit des attentats subis sur les territoires de l’islam, on ne voit que des chiffres. Quand cela est arrivé au Maroc en 2003 avec une explosion dans un restaurant et des morts, des visages sont apparus pour la première fois. Les visages des victimes mais aussi ceux des terroristes. Et c’étaient des visages comme les nôtres. Pour la première fois on s’est dit : ‘Où étaient ces gens-là ? Nous les côtoyions, nous mangions avec eux dans des restaurants, et voilà qu’ils surgissent comme des monstres parmi nous.’ »

« La même question s’est posée pour Youssef al Firsioui quand il a vu son fils parti avec les Talibans. Il n’a jamais rien compris à tout cela. Et alors, pour essayer de reconstruire sa vie malgré cette tragédie, il a revisité sa vie, reconstitué toutes les parties de cette grande mosaïque qu’était sa vie, ses relations avec sa mère et son père, les histoires de ses amis, les histoires des villes où il a vécu. Il essayait de reconstruire le monde après la tragédie. En reconstruisant ce monde, il a pu sortir de la tragédie et réapprendre à vivre. Et avec la reconstruction de cette vie, c’est le roman qui s’est construit. »

Les deux faces de la migration

Un des personnages de votre livre L’Arc et le papillon estime que l’immigration est un ver qui ronge l’âme. Quels dégâts la migration provoque-t-elle dans l’âme des migrants et de leurs proches, de leurs familles ?

Photo illustrative: Commission européenne
« Le personnage de mon livre le dit dans un contexte bien déterminé. Sinon, de manière générale, je suis pour l’émigration, pour que les gens bougent et aillent ailleurs. La rencontre de l’autre est essentielle pour se rencontrer soi-même. Mais dans le contexte dont vous parlez, il y a eu une très forte émigration des Marocains vers les pays occidentaux. Et certaines régions ont vu leurs fils partir, pratiquement tous, en Allemagne, en Hollande, etc. Et cela a fait beaucoup de dégâts sur les plans culturel et social. Les gens se sont habitués à une vie occidentale, mais ils sont toujours très attachés à leur pays d’origine, à leur terre d’origine. Et quand ils reviennent, ils sont déchirés entre le désir de rester dans l’autre pays et l’impossibilité de se réimplanter sur leur terre d’origine. C’est une déchirure profonde que des générations entières ont connue au Maroc, parce que c’était une émigration pour le travail, pour trouver de quoi se nourrir, de quoi nourrir les familles. Ce n’était pas une émigration de loisir, pour étudier ou s’émanciper dans la vie. C’était une émigration forcée qui a fait des dégâts. Voilà. »

Est-il possible de réformer les sociétés islamiques sans réformer l’islam ?

Vous avez dit dans une interview : « Il faut réformer la société islamique si l’on veut surmonter les contradictions qui existent entre les textes religieux et le fonctionnement d’un Etat moderne ». Est-il donc possible de concilier, de faire coexister l’islam et l’Etat moderne ? Une réforme de la société islamique est-elle vraiment envisageable ?

« Oui, il le faut parce que c’est une situation intenable si l’on continue à vivre sans réformer les sociétés islamiques. Mais moi, je pose dans ce fragment que vous avez cité la question suivante : Est-il possible de réformer les sociétés islamiques sans réformer l’islam ? Pour moi, c’est une évidence. Les deux mondes ne peuvent pas cohabiter. C’est une société moderne avec des systèmes de gestion modernes, avec des valeurs modernes, avec des libertés modernes et en même temps un islam archaïque tourné vers le passé où les restrictions de libertés sont une priorité, où le mépris de la femme est quelque chose de scandaleux. Cette dichotomie nous rend la vie impossible. Il est donc inévitable de réformer l’islam. Et ceux qui aujourd’hui prônent l’islam du passé, savent très bien que c’est le seul moyen de faire triompher le traditionalisme et le retour en arrière. »

La responsabilité morale de l’Occident

Bien que le nombre de réfugiés accueillis en République tchèque soit complétement négligeable, beaucoup de Tchèques se croient quand même menacés par la migration et l’islamisation, ce qui devient un instrument politique efficace pour les partis extrémistes. Que pensez-vous de cela ? Les migrants des pays arabes sont-ils un réel danger pour nous ?

Je crois que le danger réel pour vous, c’est le refus de l’autre, c’est le refus de la différence, c’est l’illusion que vous pouvez exister seuls dans des frontières fermées.

« Je crois que le danger réel pour vous, c’est le refus de l’autre, c’est le refus de la différence, c’est l’illusion que vous pouvez exister seuls dans des frontières fermées. Ce n’est pas le monde d’aujourd’hui. C’est ça, le danger. Les migrations sont dues aux conflits régionaux et à d’autres phénomènes liés à la période postcoloniale et notamment aux problèmes du développement. Dans tous ces problèmes, l’Occident est partie prenante. Il a une lourde responsabilité. Il ne peut pas se dérober à sa responsabilité en ce qui concerne les conflits régionaux, notamment au Moyen-Orient et en Afrique. Il ne peut pas nier son passé colonial et les dégâts que celui-ci a engendrés. Il faut donc absolument regarder l’avenir et envisager ce qu’il faut faire pour solutionner les problèmes existants sur place qui sont la source permanente de ces mouvements de migration. Il faut aussi voir que la responsabilité morale de l’Occident l’oblige à regarder les misères de l’autre avec humanisme et ouverture d’esprit. Vous pouvez construire une citadelle fermée, bien fermée, avec le discours du refus de l’autre et, parfois, le discours de la haine de l’autre. Mais le jour où vous n’aurez plus de migrants à détester et à haïr, vous vous haïrez vous-mêmes, ce qui sera alors un danger beaucoup plus pour vous que pour les migrants. »