Marie Tomanová, artiste sans cliché, entre deux mondes
Marie Tomanová, artiste photographe tchèque, a été sélectionnée au prestigieux festival international de photos des Rencontres d’Arles 2021 pour son exposition autobiographique, It was once my universe (en français Ce fut jadis mon univers). Au travers de ses clichés, l’artiste documente son retour dans sa ville natale, Mikulov, près de dix ans après son départ pour New-York. Actuellement en résidence d’artiste à Mikulov, Marie Tomanová a répondu aux questions de Radio Prague International, en revenant notamment sur sa participation au festival d’Arles.
« C’était l’un de mes rêves d’aller au festival d’Arles et encore plus d’y être exposée. J’ai envoyé ma candidature le tout dernier jour où c’était possible car j’ai vu que la commissaire d’exposition de cette année était Sonia Voss et j’adore son travail. C’est une artiste française formidable. J’ai aussi beaucoup suivi ce qu’elle a fait avec Sophie Calle, mon autre artiste préférée. Quelques mois plus tard, j’ai reçu un mail me disant que j’avais été sélectionnée, avec dix autres artistes. Je sautais partout dans mon salon, à New-York. J’étais tellement excitée, je ne pouvais pas y croire ! C’est vraiment un grand honneur pour moi. C’était la première fois que je venais à Arles et même la première fois que je venais en France. »
Que raconte votre exposition, Ce fut jadis mon univers ?
« C’est à propos de mon premier retour en République tchèque, après huit ans passés aux Etats-Unis. Après avoir terminé mes études, je suis partie aux Etats-Unis en tant que jeune fille au pair et je pensais que j’y resterais six mois, voire un an mais finalement, j’y suis restée huit ans avant de revenir en République tchèque. Au début, c’était compliqué de vivre à New-York car c’est une ville très difficile, il se passe toujours quelque chose. J’ai donc commencé à idéaliser Mikulov, ma ville d’origine et je n’attendais que de rentrer. Puis, j’ai découvert la photographie et j’ai commencé à prendre des photos et à me sentir chez moi aux Etats-Unis. J’ai attendu d’obtenir ma green card pour pouvoir partir car à ce moment-là, je n’étais plus sûre de savoir si ma maison était toujours en République tchèque, ou à New-York. »
« Le premier retour était plus dur que tout ce que j’avais imaginé. La maison, telle que je la conçois, c’est l’endroit où j’appartiens. Lorsque je suis enfin rentrée, j’ai eu le sentiment inverse. J’étais une étrangère dans ma propre ville. Ça m’avait juste montré à quel point le temps avait passé et à quel point j’avais changé. Je viens d’une petite ville où tout le monde se connaît, et dans un sens, tout le monde te met dans une boîte. Vivre à New-York m’avait offert une certaine liberté qui te permet de découvrir qui tu es ou qui tu veux être. En revenant à Mikulov, je ne m’y sentais plus à ma place. C’était le même sentiment qu’à mon arrivée à New-York. C’était très étrange mais c’est un aspect important que je montre dans mes photos à Arles. »
« Par exemple, j’ai pris mes photos à Mikulov en laissant affiché l’horodatage au format américain pour montrer le décalage dans lequel j’étais. Je voulais montrer que j’étais entre deux mondes, New-York et Mikulov et comment ces deux lieux s’opposent. Rien n’avait changé à Mikulov, c’était la même routine car, en plus, je viens d’une petite ferme. C’était toujours traire les chèvres dans la matinée et le soir, puis nourrir les lapins, les poules, etc. Chaque jour, c’est la même routine. A New-York, les choses changent tout le temps, il y a toujours quelque chose d’imprévu. Donc cette exposition est à propos de la signification d’avoir une maison et d’à quel point c’est connecté à notre identité. »
Maintenant, savez-vous où vous appartenez, New-York ou Mikulov ?
« C’est toujours compliqué pour moi car j’adore New-York, c’est mon chez-moi, mais quand je vais en République tchèque, j’ai un sentiment de quiétude. Je fais actuellement une résidence d’artistes à Mikulov, la Sympozium dílna. C’est génial car je peux travailler dans ma ville natale pendant quatre mois et je suis sur un nouveau projet où je prends des photos de ma mère. C’est vraiment intéressant car il n’y a pas beaucoup de photos d’elle. Je pense que mon chez-moi est à New-York mais mon cœur est toujours en République tchèque, avec ma mère. »
Vous aviez dit dans une interview que lorsque vous avez commencé à montrer votre exposition Ce fut jadis mon univers, vous vous sentiez gênée car c’était encore trop récent et personnel. Quel est votre sentiment à présent ?
« Rentrer à Mikulov pour la première fois avait été bouleversant. C’était compliqué d’être dans le moment présent et d’apprécier des instants, comme par exemple quand ma mère était assise à côté de moi chaque matin et que nous prenions le petit-déjeuner. Des choses simples, en somme. Il y avait une sorte de proximité et d’intimité d’être avec les gens que j’aime, dans un lieu unique au monde, avec ma chambre d’enfant et tous les souvenirs de famille accrochés au mur. Des photos qui sont là depuis toujours. C’était vraiment bouleversant de me retrouver là, donc j’ai commencé à prendre des photos tous les jours. Dans un sens, ça m’a aidée mentalement et émotionnellement. Je capturais les instants présents pour les avoir toujours avec moi, me souvenir et pouvoir les revivre. Donc c’était vraiment important pour moi de prendre ces photos. Après ça, c’était étrange de revenir à New-York, regarder ces photos et de prendre de la distance. Tout le monde me demandait comment je me sentais et je ne savais même pas. Mais ça fait plus de deux ans que j’ai pris ces photos puisque c’était à Noël 2018. Aujourd’hui, je me sens plus connectée au travail, je suis plus à l’aise et je vois ces photos comme un documentaire sur le quotidien d’une petite ville, abordant de très beaux souvenirs. »
Ce fut jadis mon univers a également été sélectionné pour participer au festival international de photos Jimei x Arles 2021, en Chine. Pouvez-vous nous en dire plus ?
« Oui, je suis vraiment très excitée à propos de ça ! Je ne le savais pas avant d’arriver à Arles. J’ai rencontré Anaëlle, avec qui j’étais en contact et qui a tout organisé. Elle m’a fait m’asseoir et m’a dit qu’elle avait une excellente nouvelle pour moi. Mon exposition a été sélectionnée parmi d’autres pour être emmenée en Chine, au festival Jimei. Je pense que ça se passera en automne, courant novembre. Pour l’instant, c’est tout ce que je sais. Je ne suis jamais allée en Chine et je n’y ai jamais exposé non plus. Je ne sais pas si je pourrai voyager mais en tout cas, l’exposition sera là. »
Au travers de vos photographies, vous montrez beaucoup de personnes, leur visage, leur sourire, leur corps. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
« J’adore photographier les gens et pourtant, c’était quelque chose qui me terrifiait quand j’ai débuté, car je prenais surtout des autoportraits. J’ai été très inspirée par Francesca Woodman, j’ai vu son exposition au Guggenheim et c’est pourquoi j’ai commencé la photographie. J’étais terrifiée la première fois que j’ai été embauchée par un magazine pour prendre des photos. C’était avec une rappeuse à Brooklyn. Je me demandais comment j’allais faire. J’avais tellement de responsabilité envers la personne que je photographiais, pour la mettre à l’aise et avoir un bon rendu. C’était beaucoup de pression mais j’ai adoré et ce que j’ai découvert, lors de ce shoot, c’est que j’aime travailler avec les gens, que j’aime les gens et que je peux même me faire des amis. Pour moi, être à New-York, sans connaître personne, m’a ouvert les portes pour rencontrer plein de personnes intéressantes et devenir amie avec elles. »
« J’ai photographié tellement de personnes, depuis 2015 et en fait, le premier livre que j’ai sorti, Young American, était ma première exposition et je montrais plus de 300 portraits de jeunes de New-York. A ce moment-là, Trump était encore président, donc je ne pouvais pas vraiment voyager, j’étais coincée à New-York. Et au vernissage de l’exposition, tous les jeunes étaient là. Et ils étaient juste heureux d’être qui ils étaient. Je n’avais pas fait de grands réglages, ni de post-production, ce n’était pas glamour. C’étaient juste des gens et je les admire vraiment pour leur personnalité et pour qui ils sont. »
« Et je travaille actuellement sur un nouveau livre, New-York New-York, que nous avons lancé à Arles avec Actes Sud. Nous le lancerons également à Prague, dans une galerie photos, le 26 août, et en septembre à New-York. Ce sont, à nouveau, des portraits de jeunes new-yorkais, pris entre 2019 et 2021, mais ils sont un peu différents de Young American. Il y a plus d’espace, plus de liberté, plus de New-York. Je n’essaye plus de trouver ma place car j’ai ma place, j’ai ma communauté. C’est un portrait de la ville, à travers ses habitants. »
L’autoportrait est également important dans votre travail. Pouvez-vous nous expliquer votre intérêt pour ce genre ?
« J’ai commencé à faire de la photo et comme je l’ai dit, j’étais très inspirée par Francesca Woodman mais je pense aussi que j’avais besoin de me voir dans les paysages américains. Quand je suis arrivée aux Etats-Unis, je me suis vraiment sentie comme une étrangère et une immigrante et ce, pendant plusieurs années. Donc me voir dans la nature était quelque chose dont j’avais besoin. J’ai pris des photos dans l’Oregon, en Californie et dans le Maine et les paysages sont très différents de ceux en République tchèque. En prenant ces photos, en les imprimant puis en les regardant, je me suis dit : ‘Je suis ici, j’y ai ma place, je suis sur les photos, je suis dans la nature.’ Et l’autoportrait était important dans le sens où cela me donnait l’impression de revenir à mes racines, car je ne pouvais pas rentrer à Mikulov, je vivais à New-York et la nature me manquait beaucoup. »
« J’ai grandi entourée de vignobles car nous faisions du vin maison, nous étions tout le temps dans les champs, à travailler en famille après l’école, avec l’odeur de la pelouse et des arbres. A New-York, j’ai réalisé que j’associais beaucoup la nature avec Mikulov. Donc j’ai pris des photos en pleine nature pour me reconnecter à mes racines. Et j’étais devant et derrière la caméra. Ça a été une très bonne école pour apprendre à obtenir le rendu que je voulais. J’avais un contrôle total. Je n’étais pas le modèle de quelqu’un et je n’avais pas de modèle, mais j’étais tout ça à la fois. J’ai pris toutes mes photos avec un timer, je pressais le bouton et je courais devant l’objectif. C’était une sacré performance. C’était génial et vous pouvez voir des autoportraits dans Ce fut jadis mon univers, à Mikulov, pour la même raison, me sentir chez moi, comme si j’appartenais au paysage. »
Donc où habitez-vous maintenant ?
« Je vis toujours à New-York mais je suis en République tchèque pour l’été. Ce qui est génial car cela fait dix ans que je n’avais pas été ici pendant l’été. D’habitude je viens toujours l’hiver. C’est magnifique car il y a tous les arbres, les cerisiers, les fraisiers, les framboisiers. Je n’ai qu’à marcher dans le jardin et prendre ce que je veux. C’est un rêve car nous n’avons pas de bons fruits frais à New-York. Mais à la fin de l’été, je rentrerai à mon appartement, à Manhattan et je l’aime beaucoup aussi. »
Si vous pouviez changer quelque chose dans votre parcours, qu’est-ce que vous feriez ?
« C’est une question très difficile. Je pense que si quelque chose changeait dans mon passé ou mon parcours, je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui et j’aime ce que je suis. Donc je pense que je ne changerais rien, même les étapes difficiles que j’ai pu traverser dans ma vie personnelle. Mon père est décédé deux jours avant mon seizième anniversaire, ça a été très compliqué mais ça a formé la personne que je suis devenue. Ça a aussi été dur d’être à l’université en République tchèque, car le système scolaire tchèque, est très oppressif, surtout envers les femmes. Le système n’est pas encourageant et est très sexualisant en plusieurs manières. J’ai vu des choses qui n’étaient pas correctes, mais sur le moment, ça ne m’avait pas choquée car je n’avais pas d’élément de comparaison. Ça m’a montré à quel point j’étais fermée d’esprit, j’avais l’impression de ne pas avoir le droit de vouloir changer les choses. »
« Donc vivre aux Etats-Unis m’a vraiment ouvert les yeux, notamment sur le fait d’être une femme artiste et de rester debout, de ne plus avoir peur de faire du moins bon travail qu’un homme, ce qu’on m’a déjà dit auparavant. Il y a beaucoup de choses passées que je pourrais faire différemment, ou mieux et j’aurais pu ne pas être si effrayée de peindre du fait que j’avais toujours entendu à l’école que les filles étaient d’horribles peintres, que seuls les hommes pouvaient faire de belles choses. Je pense que toutes ces expériences ont formé celle que je suis maintenant, et j’espère que je serai capable de contribuer à changer et améliorer les choses pour les jeunes générations pour qu’elles puissent avoir de meilleures chances et de meilleures opportunités. »
Vous avez dit que vous faites une résidence d’artiste, à Mikulov, avec votre mère. Pouvez-vous nous en dire plus ?
« C’est une résidence d’artiste très connue, ça dure quatre mois et je me souviens, quand j’étais adolescente et que je vivais à Mikulov, en tant que jeune artiste peintre, ou en tout cas essayant d’être peintre, que le meilleur événement de l’année était cette résidence d’artiste. C’était toujours durant l’été, pendant un mois et tous les grands artistes pragois venaient en ville. Il y avait des professeurs des écoles d’art, des jeunes artistes comme moi et c’était une formidable opportunité de les rencontrer, de voir comment ils travaillaient. Mikulov est très petit donc on se voyait tous ensemble autour d’un verre de vin. J’essayais toujours de me surpasser en tant qu’artiste mais je n’ai jamais été invitée à cette résidence quand j’habitais encore en République tchèque. »
« Et puis je suis partie aux Etats-Unis et une fois que j’ai pu sortir du pays, la résidence m’a contactée en me disant qu’ils aimeraient beaucoup m’accueillir en tant qu’invitée internationale, ce qui est très drôle. J’étais tellement heureuse, je leur ai de suite dit oui. Donc j’étais invitée l’année dernière, j’ai participé mais depuis New-York. Je n’ai pas pu faire le déplacement à cause de la pandémie. Mais ils m’ont de nouveau invitée cette année et je peux travailler parmi les autres artistes. Donc oui, je suis en ce moment à Mikulov, c’était l’un de mes rêves d’adolescente et même d’étudiante en art d’être invitée à cette résidence. »
Et maintenant, est-ce que vous vous sentez toujours comme une étrangère à Mikulov ?
« Je pense que c’est mieux, les trois premiers jours sont toujours difficiles, mais c’est mieux. »