« Merde, un grand jeté »

Mathias Deneux, photo: Dasa Wharton / Théâtre national
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Danseur français arrivé à Prague en 2010, Mathias Deneux est soliste au sein de la compagnie de ballet du Théâtre national. Nous l’avons rencontré récemment quelques jours avant la première de La Fille mal gardée, grand classique nouvellement à l’affiche. A la sortie de l’une des dernières répétitions, Mathias Deneux s’est longuement confié au micro de Radio Prague sur sa carrière dans la plus prestigieuse des compagnies de ballet en République tchèque, mais aussi, un peu, sur sa vie en dehors de la scène.

Mathias Deneux,  photo: Pavel Hejný / Théâtre national
« C’est vraiment la vie qui m’amené ici à Prague. Bien sûr, je suis un Ch’ti qui aime ses origines, mais je suis parti assez vite à Paris pour étudier au Conservatoire pendant cinq ans avant de rejoindre le sud de la France pour travailler dans une compagnie junior pendant six mois, puis l’Australie pour trois ans. Cela a été une expérience fabuleuse dans un pays qu’il faut absolument découvrir. C’est là-bas que l’ancien directeur artistique du Ballet du Théâtre national de Prague, Petr Zuska, est venu faire une création intitulée ‘Le Sacre du printemps’. J’ai énormément apprécié de travailler avec lui, et du coup je lui ai demandé s’il n’y aurait pas un petit contrat pour moi à Prague. »

« Au départ, mon idée était de passer un an ou deux en République tchèque, juste pour voir. Venir à Prague me permettait aussi d’avoir les pieds en Europe, ce qui était plus facile pour auditionner et voir où je voulais continuer. Aujourd’hui, j’ai l’impression que c’était hier alors que huit ans sont déjà passés depuis. Je n’ai absolument aucun regret, car c’est une compagnie que j’adore. Cela n’a toujours été que du plaisir. La preuve en est que je suis toujours là. J’apprécie aussi tout particulièrement le fait que l’on m’ait donné beaucoup d’espace pour évoluer… Bref, si c’était à refaire, je le referais ! »

Une grande première vous attend cette semaine avec ‘La Fille mal gardée’, un ballet donné pour la première fois en 1789 qui n’a pas pris une ride…

« J’avoue que j’ai eu quelques réticences au départ, car ‘La Fille mal gardée’ est un des plus vieux ballets classiques qui figurent au répertoire. Je me demandais donc dans quelle mesure on allait bien pouvoir le dépoussiérer. En même temps, je dois aussi reconnaître que je ne connaissais pas beaucoup la production, c’était donc davantage l’idée que je m’en faisais. En fait, il s’est avéré que c’est un ballet que j’aime beaucoup et que je trouve très drôle. Je pense même que l’humour était très bon pour son époque et que le chorégraphe Frederick Ashton (qui est l’auteur de la version inédite créée pour le Royal Ballet de Londres en 1959 et qui est présentée à Prague, ndlr) a réussi à mettre les bons ingrédients pour que ce ballet soit un succès. »

'La Fille mal gardée',  photo: Théâtre national

« J’ai la chance d’interpréter le rôle d’Alain, qui est un peu l’idiot du village. C’est d’ailleurs assez drôle, car quand le directeur est venu me dire qu’il avait pensé à moi pour ce rôle, je n’ai d’abord pas très bien su comment je devais prendre ce compliment dans la mesure où Alain est le personnage le plus simplet du ballet… Bien sûr, je savais qu’artistiquement je pouvais tenir ce rôle, même si ce n’est pas si facile que ça. On a tendance à penser qu’il suffit de faire des mimiques pour interpréter un idiot, alors que c’est tout l’inverse : il faut être très simple au niveau du visage et rester sans expression. Or, c’est plus dur de ne pas manifester d’expression que d’en avoir. »

Cela rejoint ce que disent souvent comédiens et acteurs : que la comédie est un des genres les plus difficiles.

« Tout à fait, même si faire le clown ou rire sur scène n’est pas encore si difficile. En revanche, conserver ce côté très plat l’est davantage car, comme on a coutume de dire, moins, c’est plus. Or, c’est précisément ce que réclame ce rôle : je me force pour faire le moins de mimiques possible, car je sais que le peu que je fais ressort ensuite beaucoup plus. »

Comment se passe la répartition des rôles ? Quelles sont les caractéristiques d’un danseur qui sont prises en compte ?

« Il y a un peu de tout, mais la première chose est que dans chaque compagnie de danse, et comme dans tout métier, il y a un hiérarchie à respecter. Depuis mon arrivée il y a huit ans de cela, je suis monté au rang de soliste, alors que les rangs sont dans l’ordre corps de ballet, demi-solistes, solistes et danseur principal, qui est le plus haut grade. Cette progression au rang de soliste signifie que j’ai déjà une certaine expérience avec un travail plus approfondi que pour un jeune de 20 ans. C’est normal, chacun doit faire ses armes. »

« Le second critère peut être physique. Personnellement, par exemple, je sais que je n’interpréterai jamais le rôle d’un prince avec mon corps. Pourquoi ? Parce que je ne suis pas assez grand, ne suis pas blond et n’ai pas les yeux bleus… Je ne veux pas stéréotyper, mais c’est la réalité. La personnalité du danseur est prise en compte aussi. Les chorégraphes ou leurs assistants travaillent avec nous dans ce sens. C’est pourquoi il est important pour un danseur de ne pas avoir peur. Il faut s’exprimer, montrer notre personnalité et ne pas nous cacher. Et si ça ne passe pas, se dire que ce n’est pas grave, que j’aurai le prochain rôle. Il faut que la connexion entre le chanteur et le rôle soit la meilleure possible. A Prague, nous avons la chance que le directeur nous connaisse très bien. Les gens doivent savoir qui vous êtes, car les rôles doivent être sur mesure. »

« Une première, c’est beaucoup de sueur et de douleurs »

Que ressent le danseur expérimenté que vous êtes désormais lors d’une première comme celle qui vous attend cette semaine ? Est-ce d’abord l’aboutissement d’un long travail de préparation ?

Mathias Deneux,  photo: Martin Divíšek / Théâtre national
« Ce n’est pas une création, mais un ballet remonté qui a nécessité un mois et demi à deux mois de travail. Après, chaque danseur a ses préférences. Personnellement, je préfère le contemporain et la recherche de mouvements au classique. J’ai connu les plus grands moments de ma carrière dans des pièces plus abstraites que ‘La Fille mal gardée’. Sa présentation au public n’en reste pas moins un très bon moment. On a quand même travaillé très dur pour monter ce spectacle. Chaque jour, nous avons la classe qui commence à 10 heures pour finir à 18 heures. Après ça, on rentre chez nous complétement épuisés et on va se coucher en sachant qu’il faut remettre ça dès le lendemain… »

« Alors, oui, j’attends cette première avec impatience. J’ai envie de présenter au public ces deux mois de travail. C’est un moment de fierté, certes, mais c’est aussi le résultat de beaucoup de sueur et de douleurs. C’est la vie de tout artiste : on se retrouve devant le public en espérant que celui-ci appréciera ce qui lui est montré. »

Vous êtes originaire de Douai, une ville distante de seulement un millier de kilomètres de Prague. Votre famille vient-elle donc vous voir de temps à autre sur scène ?

« Maman ne sera pas là pour la première de ‘La Fille mal gardée’, mais c’est vrai que Prague est finalement la porte à côté, surtout comparé aux vingt-quatre d’heures d’avion pour l’Australie. Donc oui, elle vient régulièrement, comme moi je rentre à Douai voir mes sœurs et leurs enfants dès que j’en ai l’occasion. Tous sont d’ailleurs déjà venus me voir sur scène à Prague. »

« Un des souvenirs les plus forts de ma carrière remonte d’ailleurs à une visite de ma filleule quand elle n’avait encore que trois ans. Vu son âge, on ne savait pas si elle tiendrait les deux heures du spectacle. Heureusement, c’était Cendrillon… Puis au moment où ils sont venus derrière la scène alors que j’étais toujours en costume, ma nièce s’est mise à pleurer de fierté. Je n’avais jamais imaginé qu’un enfant puisse ressentir les choses aussi intensément, et vous imaginez bien combien cela a pu me toucher. Elle m’a sauté dans les bras en s’assurant que c’était bien son parrain qu’elle avait vu sur scène… C’est un souvenir que je garde très précieusement. »

La réputation du Théâtre national à Prague est celle d’une institution très classique et conservatrice dans le choix des œuvres présentées au public. Est-ce quelque chose que vous ressentez dans votre travail ?

« Nous avons la chance en tant que compagnie du Théâtre national d’avoir énormément de spectacles, et pas seulement sur la scène principale. Il y aussi la Nová scéna (La Nouvelle scène), l’Opéra national, même s’il est actuellement en rénovation, et d’autres théâtres encore dans lesquels on peut approcher des choses beaucoup plus contemporaines. Durant une année, je vais donc toucher un ballet très classique comme ‘La Fille mal gardée’, mais aussi d’autres spectacles beaucoup plus d’aujourd’hui. Par exemple, la prochaine première qui m’attend, ce sera avec trois chorégraphes très contemporains et très avant-garde, qui aiment les choses disons un peu particulières sur scène. Finalement, chaque théâtre a son propre style. »

« Je me suis senti tchèque pendant deux heures »

Le fait de travailler à Prague, une ville qui possède une riche histoire en matière de théâtre, de danse et de musique, mais aussi de vivre en Europe centrale, un peu à mi-chemin entre la Russie et votre France natale, compte-t-il pour vous ?

« Quand je suis arrivé ici, je n’avais que 21 ans, et j’étais encore insouciant, un peu stupide aussi des fois. Je ne me rendais donc pas bien compte des choses. Mais j’ai vite découvert la diversité et la richesse historiques de cette ville. Se balader dans Prague est aujourd’hui encore quelque chose d’impressionnant. On découvre toujours de nouvelles choses qui datent des années je-ne-sais-pas-combien. C’est aussi une grande source d’inspiration, surtout pour le travail que je fais. Et puis c’est un vrai plaisir ! »

Mathias Deneux,  photo: Dasa Wharton / Théâtre national

« Vous savez, parfois, on oublie un peu ce que l’on pour ne voir que ce que l’on n’a pas. Par exemple, quand je suis allé rendre visite à un ami danseur à Oslo, j’ai découvert qu’ils avaient là-bas un théâtre très actuel avec des facilités ahurissantes. Et je dois avouer que j’étais un peu jaloux. J’ai passé cinq-six jours avec mon ami en l’accompagnant au boulot pour bien m’imprégner de sa vie. Et puis, au bout d’un moment dans cette sorte de ‘bloc’ très moderne, je me suis aperçu que je me demandais où se trouvait l’esprit du lieu, l’esprit du temps qui passe et de tous ces grands artistes qui sont morts après tant d’années passées sur scène. Du coup, après cette semaine passée à Oslo, j’étais content de retrouver ‘mon’ théâtre à Prague avec toutes les photos dans ses couloirs de ceux qui ont fait son histoire. »

« Cette histoire est tellement omniprésente ici qu’on l’oublie parfois. Et savoir, même si je ne suis pas grand-chose, que moi aussi je fais partie de cette grande histoire, c’est appréciable, oui. »

Quel souvenir avez-vous gardé de votre grande première sur la scène du Théâtre national et de votre toute première fois dans cette immensité avec tout ce public les yeux fixés sur vous et votre performance ?

« Oui, c’est un moment très particulier… Lors de mon premier spectacle sur scène, je faisais encore partie du corps de ballet, et j’ai ressenti énormément de stress. Il fallait quand même que je prouve au directeur, au maître de ballet et aux danseurs que j’avais ma place là. Or, le premier pas que je devais faire était un grand jeté, une figure classique dans laquelle le danseur se jette dans les airs pour y accomplir un grand écart. C’est une figure que je déteste… Donc, là, on se dit ‘Merde, la première chose que je dois faire sur la scène du Théâtre national est une figure que je n’aime pas !’. Heureusement, je n’en ai pas gardé un mauvais souvenir. La preuve en est que je suis toujours ici. »

Petr Zuska,  photo: Tomáš Vodňanský,  ČRo
« Par contre, un de mes plus beaux souvenirs remonte à l’époque de Petr Zuska, l’ancien directeur. Pour son 10e anniversaire dans les fonctions de directeur artistique du Ballet, il avait créé un gala qui s’intitulait Gala X. C’était un ensemble de cinq ou six spectacles avec différentes pièces de lui, ce qui, pour nous, signifiait de sauter d’une chose à l’autre. Personnellement, j’avais eu la chance de participer à la pièce ‘Mezi horami’ (Entre les montagnes, cf. le spectacle : https://vimeo.com/47646001) avec le groupe de musique folklore tchèque Čechomor en live sur scène. J’étais le seul étranger dans cette danse, mais aussi le seul à ne rien comprendre au texte et dont en mode ‘un peu à l’ouest’. N’empêche, j’ai pris beaucoup de plaisir à danser sur cette musique folklorique tchèque. J’en garde un souvenir… On a eu droit à une standing ovation sur les trois représentations, et je me suis senti tchèque pendant les deux heures du spectacle. J’avais vraiment le sentiment d’appartenir à cette culture tchèque, qui est plus est sur la scène du Théâtre national. C’est quelque chose qui ne s’oublie pas ! »

« On nous appelle la mafia française »

Vous êtes à Prague depuis maintenant huit ans. Qu’est-ce qui vous y retient ? Vous sentez-vous aussi tchèque une fois sorti du cadre de votre travail ?

« Je ne veux pas être méchant, et ne le prenez pas mal, mais il m’a fallu au moins un an pour comprendre la mentalité tchèque. Je venais d’Australie où les gens, même si on peut peut-être parfois leur reprocher de jouer un rôle ou une certaine superficialité, sont très accueillants et heureux de vivre. A Prague, où je suis moi-aussi arrivé avec cette joie de vivre, j’ai d’abord senti les gens un peu réticents. Puis j’ai peu à peu mieux compris comment les Tchèques fonctionnaient. J’ai compris qu’ils avaient juste besoin de temps pour faire confiance aux autres. Par contre, une fois qu’ils vous ont accepté en tant qu’amis, vous savez qu’ils sont là pour vous rendre service en cas de besoin. C’est une mentalité que j’ai appris à apprécier. J’apprécie de savoir qu’il faut attendre pour que le choses soient sincères. »

« Et puis, sans faire aucune politique, si je compare à la situation actuelle en France, qui n’est quand même pas facile, je trouve que c’est très différent à Prague. Si j’ai envie de me balader dans la rue en chantant, je peux le faire. Ici, je peux être complétement moi-même sans risque de tomber sur des gens agressifs. Et cette liberté est aussi une des raisons pour lesquelles je reste à Prague : j’aime ma vie en dehors du travail. »

La compagnie du Ballet est très internationale. Vous n’êtes pas le seul danseur français. Quelles sont donc vos relations ? Vos carrières sont courtes et on peut supposer qu’il y a forcément de la rivalité et de la jalousie entre vous…

Mathias Deneux,  photo: Martin Divíšek / Théâtre national
« Nous sommes douze Français à Prague et on nous surnomme d’ailleurs la petite mafia française. Mais nous sommes 85 danseurs au total, et je pense qu’une bonne ambiance règne entre nous. C’est important. Il y a quelques années, les compagnies du Théâtre national et de l’Opéra national ont fusionné, mais nous avons conservé un bon état d’esprit. C’est un peu celui d’une famille. Après, même si je n’ai pas envie de parler de rivalité, c’est sûr qu’il y a parfois certaines frustrations. Il faut savoir accepter qu’un rôle puisse être attribué à un autre danseur que vous. Mais une nuit suffit alors généralement pour avaler la pilule. Nous sommes là aussi pour nous soutenir, nous avons besoin de nous encourager et de nous conseiller, car tout le monde a parfois des moments de doute. La vie d’un danseur se passe aussi dans les coulisses. Et si rivalité il y a, celle-ci fait partie du métier. Il faut savoir la gérer et passer au-dessus. A la fin de la journée, on va tous boire une bière ensemble. »

Parce que les danseurs aussi boivent de la bière ?

« Il ne faut pas le dire. Juste un peu, sinon ça fait grossir. »

« Pas le temps d’être blessé »

Vous allez avoir bientôt 30 ans. Réfléchissez-vous déjà à la suite de votre parcours, y compris hors de la scène ?

« C’est triste, mais il faut y réfléchir. J’espère d’ailleurs que maman n’écoutera pas cette interview, sinon elle risque de m’appeler… C’est vrai, une carrière est relativement courte. Un homme peut aller jusqu’à 40-45 ans. Pour les femmes, c’est moins, car physiquement, les exigences sont plus élevées au niveau des chaussures et des pointes notamment. De ce fait, le corps d’une femme s’abîme généralement plus vite. Alors, oui, il faut réfléchir, mais à 30 ans, je suis peut-être aussi au top de ma carrière. J’ai la maturité et la technique pour faire certaines choses. C’est assez frustrant, car vous êtes au top et on vous demande de vous réfléchir à ce que vous allez faire après. »

Mathias Deneux,  photo: Martin Divíšek / Théâtre national
« Il faut réfléchir, car on n’est pas non plus à l’abri d’une blessure. Je sais ce que c’est, puisque j’ai été blessé en septembre et octobre derniers. Pendant deux mois, cela a été une grande remise en question, car il n’était pas garanti que je puisse revenir. On se pose alors beaucoup de questions sur l’avenir. »

Quelle était cette blessure ?

« Un disque intervertébral est sorti de neuf millimètres. Cela s’est transformé en sciatique, et même s’il y a avait toujours la possibilité de recourir à une opération, on prend conscience que la carrière est courte. Même si on ne peut parfois pas faire autrement, on n’a pas le temps d’être blessé ou de se faire opérer. En tous les cas, cela a été une période assez noire. »

Même si vous êtes bien à Prague, n’avez-vous pas parfois quand même des envies d’ailleurs ?

« Pour ce qui est de de la dance, c’est oui et non dans le sens où je pars du principe que tant que je suis heureux quelque part, j’y reste. Or, aujourd’hui, je suis heureux de ce que je fais à Prague. Un nouveau directeur est arrivé, qui nous a un peu auditionnés pour voir s’il voulait nous garder. Mais moi aussi je l’ai auditionné à ma manière. Si sa façon de travailler ne m’avait pas plu, j’aurais pu éventuellement partir. Mais ça va ! Je resterai donc ici tant que j’y serai heureux… »