Moarch Miško Eveno : la vie d’un peintre breton devenu Morave

Photo: Archives de Jiřina Lapčíková

Le 7 novembre 1934 naissait Moarch Eveno, un peintre breton qui a passé une grande partie de sa vie en Moravie du Sud. Appelé par les Tchèques plus souvent « Miško », un nom qui lui a été donné dans son pays d’adoption, Moarch Eveno était avant tout un homme qui aimait les traditions. Radio Prague vous propose de découvrir la vie de cet homme inclassable mort en juin dernier, quelques mois seulement avant de fêter ses 80 ans.

Moarch Miško Eveno,  photo: Archives de Jiřina Lapčíková
Moarch « Miško » Eveno est né en 1934 à Gwened (Vannes en français) en Bretagne. Son père avait une entreprise de bobinage électrique et sa mère était modiste. Dès son enfance, Moarch s’est intéressé à la peinture mais sans encore envisager une carrière professionnelle. Sa sœur, Paula Eveno, se souvient de ses péripéties d’étudiant :

« Il n’a pas trop fait d’études, il n’aimait pas vraiment l’école. Alors, c’était un autodidacte, ça veut dire qu’il n’est pas allé aux Beaux-Arts parce que notre père ne comprenait pas trop sa volonté de devenir artiste. Il a donc appris son travail de peintre lui-même en créant ses couleurs, en travaillant par lui-même, en cherchant toujours de nouvelles techniques. »

Après une formation d’électricien et quelques travaux ouvriers, Moarch Eveno entre à la faïencerie de Keraluc où il fait des peintures sur céramique. Il continue dans ce domaine à Pleumeur-Bodou, aux côtés de la céramiste Gisèle Trévou, Efflamine de son nom artistique. Avec elle, il découvre les peintures sur toile et c’est également Efflamine qui l’incite à exposer ses tableaux en Bretagne. Lors de ses expositions, il est découvert par Jean-Pierre Coffe, son futur mécène, qui achète plus de 200 de ses œuvres et lui organise des expositions dans les autres régions de France, notamment à Paris, et à l’étranger. Eveno, qui est bien plus un peintre qu’un vendeur, dispose pour la première fois d’une sécurité financière et décide de mener une carrière de peintre professionnel. Ses techniques et ses thèmes sont assez originaux. Il trouve l’inspiration dans la culture populaire mais l’enrichit de sa propre imagination. Sa sœur présente la création de Moarch en ces termes :

Photo: Archives de Jiřina Lapčíková
« Ce peintre est inclassable et impossible à définir parce qu’il est à la fois dans le naïf, le figuratif et l’abstrait. Il est difficile à classer. C’est un peintre qui met beaucoup de poésie et de fraîcheur dans ses tableaux, ce qui fait rêver. Et puis, ses couleurs, elles aussi, sont toutes pleines de fraîcheur, éclatantes et très lumineuses, ce qui fait qu’on le compare souvent à Chagall. »

La Bretagne est une région où la culture populaire est assez bien conservée, connue surtout pour sa musique et ses danses. Moarch Eveno n’était pas seulement un admiratif qui puisait son inspiration dans ces traditions. Il a aussi activement participé aux événements culturels de sa région natale. Paula Eveno poursuit :

« En même temps qu’il peignait, il s’intéressait beaucoup au folklore de la région. Il a toujours aimé les costumes et la musique folkloriques. Il a fait partie d’un groupe folklorique et c’est la raison pour laquelle il s’est beaucoup intéressé au folklore de l’Europe centrale un peu plus tard. D’abord, il aimait beaucoup la musique classique tchèque, comme Dvořák, Smetana ou Janáček. En 1985, il a commencé à faire des échanges culturels avec ce qui est devenu la République tchèque. Des Tchèques sont venus en Bretagne et mon frère est allé en Moravie. C’est là qu’il a commencé à participer aux fêtes tchèques, notamment à La Chevauchée des Rois de Vlčnov, parce que, pour lui, les costumes moraves étaient une merveille. Quand il est arrivé dans ce pays, il a été inspiré pour ses toiles par tout ce folklore : les musiciens, les danseurs, les chanteurs, et c’était vraiment la principale source de ces thèmes. »

Photo: Archives de Jiřina Lapčíková
Lors de ses voyages d’échange entre la Maison de la culture de Rennes et la ville de Brno, il découvre Moravské Slovácko (La Slovaquie morave en français), une région située dans le sud de la Moravie, au sud-est de la ville de Brno où le folklore et les traditions populaires sont toujours présents. Les symboles de cette région, les maisons blanches à volets bleus, les fêtes de la musique populaire et les costumes brodés qui varient légèrement d’un village à l’autre enchantaient tellement le peintre qu’il décida de quitter son pays d’origine et de passer le reste de sa vie en Moravie. C’est ainsi que Moarch Eveno s’installe à Uherské Hradiště en 1992. Il se marie deux ans plus tard avec Zdenka, une infirmière, et prend la nationalité tchèque. Son grand ami, l’écrivain et journaliste Jiří Jilík, se souvient de son arrivé en République tchèque :

« Au début des années 90, un homme aux pantalons bruns en velours côtelé est arrivé à Uherské Hradiště. Avec son sac à dos, il avait l’air d’un vagabond. Et nous avons appris qu’il s’agissait d’un peintre breton. Il faisait comme moi des excursions à la découverte du folklore, donc nous sommes devenus amis et avons fréquenté les fêtes folkloriques ensemble. Moi, je rédigeais des nouvelles pour un journal et Miško peignait des tableaux. Plus tard, ses mémoires illustrées par ses peintures ont été publiées dans deux livres, intitulés ʽRebelové proti všednostiʼ et ʽJdu Slováckem krásnýmʼ. »

Photo: Archives de Jiřina Lapčíková
Outre ces deux livres, qui pourraient être traduits en français comme « Les rebelles contre la banalité » et « Je marche à travers la belle Slovaquie morave », Moarch faisait d’autres illustrations comme celles pour un dictionnaire de dialectes moraves, des peintures sur toile ou d’autres avec de la terre qui lui était envoyée par ses amis du monde entier. Ses œuvres étaient régulièrement exposées notamment à Brno, Uherské Hradiště et Vlčnov, mais aussi à Bratislava et Trenčín en Slovaquie.

Pour ces thèmes, Moarch Eveno utilisait les traditions folkloriques mais aussi des motifs plus fantastiques comme des faunes, des lutins ou des kobolds. Jiří Jilík explique que même s’il s’agissait d’un peintre du folklore, ses peintures n’étaient pas tout à fait réalistes :

Jiří Jilík et Moarch Eveno,  photo: Archives de Jiřina Lapčíková
« La plupart des artistes qui s’inspirent de l’ethnographie essaient de reproduire le monde folklorique d’une manière documentaire de façon à pouvoir reconnaître d’où vient tel ou tel costume traditionnel. La création de Miško Eveno était différente. Il avait son propre point de vue et il a apporté dans les œuvres ses propres visions et son imagination. Les peintures étaient assez épiques, elles ont souvent raconté une histoire. Il peignait souvent des couples dansants, des musiciens, des visages concrets ou en général des scènes de ce milieu populaire. C’étaient la plupart de ces thèmes. »

Photo: Archives de Jiřina Lapčíková
Jiří Jilík poursuit en expliquant que Moarch Eveno utilisait les traditions comme une source d’inspiration mais qu’il s’amusait à inventer ses propres costumes brodés, ses propres ornements et ses propres couleurs. Sa sœur Paula affirme que sa création a beaucoup évolué après son arrivée en Moravie. Il a quitté ses peintures mélancoliques et sombres exprimant l’atmosphère lourde de la vie en Bretagne et de la mer :

« Quand il est arrivé là-bas, Moarch n’a peint que des scènes de folklore et de tradition parce que c’était beau, c’était plein de poésie, c’était authentique. C’est quand même une région très attachée aux traditions. Et ses couleurs sont devenues gaies, chaleureuses, lumineuses, et ça prouve qu’il a éprouvé de la joie. Il a fait passer sa joie par la peinture. »

Ses amis moraves le présentent comme un « pábitel », un mot inventé par l’écrivain Bohumil Hrabal, utilisé dans son roman « Pábitelé » (« Les Palabreurs » en français), et qui désigne en tchèque une personne qui aime bien raconter des histoires en détournant la réalité et dont l’imagination est beaucoup plus féconde que celle des autres, ou encore quelqu’un qui apprécie les banalités de la vie quotidienne comme quelque chose d’extraordinaire. Jiří Jilík poursuit :

Photo: Archives de Jiřina Lapčíková
« A côté de ses images pleines d’esprit, de gaieté et de joie, c’est sa personnalité qui mérite qu’on lui rende hommage. Il n’avait besoin de rien. Il ne voulait être ni célèbre, ni riche, ni couronné de succès. Partout où il allait, il donnait la joie. Il a même fabriqué son propre costume brodé qu’il portait aux fêtes folkloriques. Il l’appelait costume ʽpossiblestanaisʼ, d’après la région de ʽPossiblestanʼ, sa mystification d’une région fictive de Slovaquie morave qui n’a pas encore été découverte et où tout est possible. En Slovaquie morave, les gens sont assez attentifs aux règles et au respect de la tradition des costumes brodés. Celui de Miško n’avait rien à voir avec la tradition, mais les gens l’ont accepté parce qu’il a mis une partie de lui dans sa fabrication. Et alors, peu à peu les gens ont commencé à respecter le fait que Miško porte un tel costume. »

Même si Miško Eveno était à la fois un peu Breton et un peu Morave, il précisait que c’était en Moravie qu’il se sentait comme chez lui. Peu à peu, il a appris le tchèque et les habitants de la région l’ont admis dans leurs rangs. Jiří Jilík décrit une cérémonie entre amis, un baptême d’intronisation à l’issue de laquelle Miško Eveno est devenu à son tour un Slovaque morave :

« Au milieu des années 1990, au centre culturel de Míkovice, nous avons organisé une cérémonie de baptême pour que Miško Eveno devienne un Slovaque morave. Il a adopté son autre prénom Miško, alors il était Moarch Miško et il l’a toujours utilisé ensuite. Il n’a jamais appris la variante standardisée du tchèque, pourtant il savait jouer avec les mots. Il a même créé une carte de sa région fictive ʽPossiblestanʼ et il a inventé les noms des villes de cette région. Le tchèque l’inspirait, il s’amusait à faire des néologismes. Alors, il n’a jamais parlé correctement, il parlait un tchèque rudimentaire mais il utilisait les expressions du dialecte morave. »

Photo: Archives de Jiřina Lapčíková
Ses néologismes sont restés célèbres pour tous ceux qui connaissaient Moarch Miško Eveno. Selon Pavel Bezděčka, qui était lui aussi son ami et a créé avec lui cette mystification de la région Possiblestan, Eveno se présentait comme « le moarque » de cette région fictive, un jeu de mots basé sur le mot « monarque » et son prénom Moarch. Il a inventé également le personnage de « Láhevník », un lutin qui vit dans les bouteilles de vin, un peu comme le Djinn tchèque, qui est devenu un des motifs de sa création.

Personnage fascinant, Miško Eveno, qui est mort en juin dernier des suites d’une grave maladie, reste dans les cœurs des habitants de Slovácko. Une exposition lui rendant hommage se tient actuellement à Uherské Hradiště. Responsable de l’exposition, Jiřina Lapčíková précise sur ce point :

« Nous avons organisé une exposition à l’occasion du 80e anniversaire de sa naissance. Le public peut voir des photocopies en grand format de ses œuvres ainsi que des peintures originales, les livres et les catalogues qu’il a illustrés et des photos présentant sa vie en Slovaquie morave. L’exposition est à voir jusqu’à Noël à la Bibliothèque de Bedřich Beneš Buchlovan à Uherské Hradiště. »

Moarch Miško Eveno aimait ce qu’il faisait et il ne le faisait que pour son plaisir et celui des autres. C’est essentiellement en raison de cette modestie que l’aura du personnage, important pour la culture morave, n’a pas dépassé les frontières de sa région d’adoption. Eternel optimiste et grand amateur du folklore, Moarch Miško Eveno a résumé sa philosophie de vie en une seule idée : « Les gens ont besoin de partager ces traditions culturelles pour rester proches les uns des autres et surtout pour s’amuser ensemble. ʽPro legraciʼ comme ils disent en tchèque. Ce mot vient de l’expression française ʽPour la grâce de Dieuʼ. N’est-ce pas joli ? »