Naissance de la Tchécoslovaquie
"Lorsque j'ai décidé d'entreprendre quelque chose contre l'Autriche, je ne me suis pas dit que j'étais un patriote, agent des volontés nationales. Tout simplement, il était très pénible de laisser les autres aller à l'armée ou en prison, tandis que nous, députés, restions assis au coin de notre feu." C'est ce qu'a confié, un jour, le premier Président de la Tchécoslovaquie, Tomas Garrigue Masaryk, à l'écrivain Karel Capek qui rédigeait la biographie du Président sous la forme d'un entretien. Celui qui lit attentivement ces Entretiens avec Masaryk se rend compte cependant que l'idée d'un Etat indépendant mûrissait dans la tête de Masaryk depuis des années et que pratiquement toutes ses activités, politiques, journalistiques, universitaires, convergeaient vers ce but d'abord vague, mais qui a commencé à prendre ses contours concrets, dès le début de la Première Guerre mondiale. Ces souvenirs réunis par Karel Capek sont une source précieuse qui permet de faire revivre cette période fiévreuse. Suivons, à travers ses souvenirs, l'itinéraire de cet homme qui, au moment d'un cataclysme, a su incarner les espoirs et les ambitions d'un peuple et l'a aidé d'une façon décisive à s'arracher de l'emprise des Habsbourg et à recouvrer la liberté.
"La déclaration de guerre me surprit en Saxe, à Schandau, où je passais mes vacances, dit Masaryk dans ses entretiens avec Karel Capek. Lorsque l'héritier du trône a été assassiné à Sarajevo, je ne m'attendais qu'à moitié à ce qu'il arriva quelque chose. J'attendais de graves événements, car, depuis des années déjà, je les sentais flotter dans l'air; d'autre part, je savais qu'il pouvait ne rien arriver, parce que, j'en étais sûr, le gouvernement serbe n'avait aucune part à l'attentat." Au début de la Première Guerre mondiale, Masaryk est donc bloqué en Allemagne. Lorsqu'il réussit finalement à retourner à Prague, il assiste à la mobilisation et voit que les Tchèques partent pour l'armée avec répulsion comme s'ils allaient à l'abattoir. Ceux qui résistent sont persécutés. Masaryk décide d'agir. Tout d'abord il fait deux voyages en Hollande, puis, il se rend en Italie. Il reprend les contacts avec ses amis d'Angleterre, Steed et Seton-Watson, il leur explique son plan de transformer l'Europe centrale en détruisant l'Autriche-Hongrie. Un mémorandum sur ce plan est communiqué aux milieux gouvernementaux de Grande-Bretagne, de Russie et à d'autres puissances. En Italie, il espère nouer des contacts et se concerter avec les Serbes, les Croates, les Slovènes. Lors de ses rencontres italiennes, il cherche a démentir l'opinion généralement répandue qu'il faut maintenir la monarchie danubienne comme une digue destinée à séparer l'Allemagne des Balkans. Puis, il se rend à Genève où commence à se former le noyau de la résistance tchèque. Il se met en liaison avec Ernest Denis, professeur à la Sorbonne et connaisseur de l'histoire des Tchèques, et avec le professeur Eisenmann, qui occupe un poste au ministère français de la guerre. La méthode de Masaryk consiste à édifier un réseau des diplomates qui oeuvreront en faveur de la future République tchécoslovaque, dans les capitales européennes et aux Etats-Unis. A Paris, cette tâche est confiée d'abord à Milan Rastislav Stefanik, Slovaque d'origine et naturalisé français, qui sert dans l'armée française et devient général de brigade, plus tard à Eduard Benes, homme politique tchèque qui deviendra, après la guerre, chef de la diplomatie de la Tchécoslovaquie indépendante. Masaryk, lui, part pour Londres où il lance une campagne contre l'Autriche. "Maintenant, je ne peux plus me rappeler combien de gens j'ai vus, que je me suis efforcé d'informer, dira-t-il à Karel Capek en lui décrivant ses activités londoniennes. Je n'essayais pas arriver jusqu'aux personnages officiels, tant que nous n'avions pas réussi à gagner l'opinion publique. Au début, n'ayant rien en mains, je ne pouvais rien promettre. Je pouvais seulement assurer qu'il était dans l'intérêt de l'Europe de démembrer l'Autriche-Hongrie. Je faisais en sorte que, chaque jour, il y eût dans les journaux quelques chose contre l'Autriche et sur nous. (...) Quelle besogne c'était! Démarches, visites, réunions et conférences, articles, lettres, et par là-dessus, envoyer nos courriers et nous occuper d'eux quand, parfois, la police anglaise leur faisait des difficultés."
Les activités incessantes font oublier à Masaryk les aléas de sa vie privée. Plusieurs fois, il échappe à la mort. Il apprend que son fils, Herbert, resté en Bohême, est mort de la fièvre typhoïde qu'il avait attrapée au contact avec des réfugiés de Galicie. De surcroît, la police autrichienne arrête la fille de Masaryk, Alice, et confisque les documents précieux dans l'appartement de la famille à Prague. Masaryk apprend aussi, dans les journaux américains, que le second de ses fils, Jan, qui faisait son service militaire, a été pendu ou condamné à mort, à cause des activités de son père. Heureusement, cette dernière information se révèle fausse. "Tout cela, et bien d'autres choses encore, me rongeaient les nerfs, sans les briser toutefois, dira Masaryk plus tard. Je vivais comme dans un rêve et je n'avais rien d'autre que notre but devant les yeux. Quand mes amis essayaient de me réconforter, je faisais le héros comme si de rien n'était. A la guerre comme à la guerre, disais-je? L'homme parvient à endurer beaucoup, à tout endurer, dès lors qu'il a un but et qu'il est résolu à le poursuivre sincèrement coûte que coûte." En 1917, Masaryk entreprend le voyage en Russie. Il désire non seulement unifier les militants contre l'Autriche, dans les états alliés, mais il conçoit aussi un projet dont la réalisation semble extrêmement difficile et même impossible. Avec une intuition géniale, il profite de la situation en Russie bouleversée par la révolution pour "regrouper des volontaires tchèques dans les camps de prisonniers, provenant des armées austro-hongroises, et surtout organiser avec eux un corps indépendant". Ce corps doit être une armée de la future République tchécoslovaque et doit combattre contre l'Autriche. D'abord à Petrograd, ensuite à Moscou et à Kiev, Masaryk met son énergie, son courage et son talent de diplomate au service de son plan. "En Russie, il y avait plus à faire qu'en Angleterre, dira-t-il. Il s'agissait, non plus d'écrire, mais surtout de négocier. Il fallait aussi parler davantage. Rien ne se fait sans longs discours dans ce pays: lorsqu'un conseil se réunit, cela dure du matin au soir - si bien que, pour prendre l'air, il ne me restait que la nuit!" Le projet de Masaryk se heurte à de nombreuses résistances mais jouit aussi des appuis de taille. Finalement, au bout d'un effort gigantesque, Masaryk obtient l'autorisation de constituer un corps d'armée - les légions tchécoslovaques. L'Etat, qui n'a pas encore été constitué, a donc déjà une armée. Les légions devraient se rendre en Europe, car la France demande qu'elles interviennent sur le front roumain. Les chemins d'accès sont coupés, néanmoins, par les armées ennemis. On ne peut même pas passer par Arkhangelsk car les transports maritimes sont dangereux et les Allemands auraient torpillé les navires en un clin d'oeil. Masaryk a pris donc une décision surprenante. Il l'a résumée ainsi: "Le chemin le plus court pour aller en France et chez nous était le plus long: il fallait traverser la Sibérie et faire le tour du monde. Je pris mes dispositions en conséquence. Je traversais, moi-même, la Sibérie, en éclaireur, et pour bien montrer aux nôtres que cela était possible."
La fin de la guerre s'approche et Masaryk sait que ce sont les Etats-Unis où se décidera le sort du monde. Il se rend à Washington en passant par le Japon et commence à se préparer aux négociations de paix. Il négocie avec les Polonais, les Ruthènes, les Serbes, les Croates, les Roumains et rédige avec eux la commune déclaration d'indépendance de Philadelphie. Il cherche aussi à gagner les sympathies du peuple américain. Cette tâche est rendue moins difficile, heureusement, grâce aux légions tchécoslovaques, qui traversent la Sibérie et font le tour du monde, exploit suivi par les Américains avec beaucoup d'attention. Finalement, Masaryk entame les négociations avec les milieux officiels américains et le Président Wilson, en qui il trouve un interlocuteur attentif à son projet de constitution de nouveaux Etats en Europe centrale y compris la Tchécoslovaquie indépendante. "Nous nous sommes assez bien compris, dira-t-il, parce que nous étions tous deux professeurs." Au moment de l'armistice, la création de l'Etat qui réunira la Bohême, la Moravie, la Slovaquie et la Ruthénie subcarpathique est donc préparée et jouit de l'appui des puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale. Masaryk reçoit la dépêche annonçant qu'on l'a élu Président du nouvel Etat. Il s'embarque pour l'Europe. La traversée est son premier repos, après quatre ans. Il se souviendra de ces moments heureux: "Je me suis promené sur le pont, j'ai regardé la mer en réfléchissant à la façon dont cela s'était fait, et je me suis senti heureux. Seigneur, nous avions tout de même réussi!"