On ne tire pas sur une ambulance : la Croix Rouge et un studio tchèque pour le respect du droit dans les jeux vidéo
Ne pas tirer sur tout ce qui bouge, faire respecter le droit humanitaire dans les jeux vidéos de guerre : une idée assez idéaliste mais finalement pas aussi saugrenue que ça - la Croix Rouge fête cette année son 150e anniversaire et veut vivre avec son temps. Conscient de l’impact de ces simulations de guerre sur consoles et ordinateurs, le Comité International de la Croix Rouge (CICR) a initié une collaboration avec les créateurs de ces jeux prisés non seulement par des millions d’amateurs mais aussi par les militaires professionnels, qui les utilisent comme outil de formation. Une mission difficile mais pas impossible pour l’organisation humanitaire, certains studios s’étant montrés ouverts et coopératifs, comme le studio tchèque Bohemia Interactive.
« Pendant une matinée, deux membres expérimentés du CICR nous ont présentés une introduction au droit humanitaire international et donné des documents. Par la suite, nous avons légèrement modifié quelques règles de notre jeu. Le joueur qui tire sur tout ce qui bouge peut désormais se faire abattre par ses propres collègues. Et nous avons également enlevé la possibilité de revêtir un uniforme ennemi – chose qui est interdite par la convention de Genève. »
La collaboration entre Bohemia interactive et le CICR a commencé l’année dernière à l’initiative de l’organisation humanitaire basée à Genève. François Sénéchaud y est le chef de la division pour l’intégration et la promotion du droit :« Le CICR a commencé à s’y intéresser lorsque nous avons réalisé le potentiel que représentent les jeux vidéo pour permettre la sensibilisation des différents publics à l’existence de règles dans les conflits armés. Très concrètement aujourd’hui nous travaillons en particulier avec la société tchèque Bohemia Interactive, qui nous a paru être relativement innovante et partager nos valeurs. Ce studio nous intéresse aussi parce que beaucoup de militaires utilisent leurs softwares à des fins de formation. Pouvoir travailler avec ce studio nous permet aussi de travailler par la suite avec les militaires qui les utilisent ; il y a donc un impact direct. »
Qu’est-ce que vous n’aimez pas voir ? Qu’aimeriez-vous ne pas voir dans ces jeux ?
« C’est peut-être paradoxal, parce qu’on attend la Croix Rouge sur le débat de l’interdiction de la violence ou de certains jeux. Mais nous avons une approche plus pragmatique. Nous travaillons dans des conflits armés donc savons que la violence fait partie de notre quotidien. Nous savons aussi que pour les combattants, la règle en général est d’appliquer un certain degré de violence à l’autre partie. Donc ce n’est pas là-dessus que nous nous profilons. Nous pensons que ces jeux, malheureusement, donnent l’impression au public en général d’un espace de non droit dans lequel la violation de la règle est permise. C’est pour ça que nous aimerions travailler là-dessus.»Et ces jeux sont joués par des millions de personnes dans le monde…
« Aujourd’hui ce sont des centaines de millions de personnes qui jouent régulièrement à ces jeux. Il y a plusieurs grands noms de jeux qui sont joués de manière internationale et qui transcendent toutes les limites géographiques, sociales ou d’âge. C’est un ‘mass-media’, ce ne sont pas que des jeunes devant leur console, cela touche toutes les tranches de la société, et en particulier les futurs combattants et ceux d’aujourd’hui. »Installée dans la campagne à la sortie de Prague, le studio Bohemia Interactive a été le plus réceptif à l’offre de partenariat lancée par la Croix-Rouge. Tandis que des moyens assimilés à la torture sont utilisables par les joueurs de certains autres jeux de guerre, dans Arma III on encourt la mort virtuel si on ne respecte pas certaines règles, notamment si on tire sur des civils ou du personnel soignant. Une question de principes pour le directeur créatif Ivan Buchta, qui précise qu’il est d’autant plus sensible à ces questions de droit humanitaire qu’il a lui-même été emprisonné pendant quatre mois (http://www.radio.cz/fr/rubrique/faits/deux-tcheques-soupconnes-despionnage-en-grece ) car soupçonné d’espionnage par les autorités grecques :
« La plupart des joueurs ne remarquent même pas les changements, ce qui est une bonne chose à mon avis. De notre côté, nous avons le sentiment d’avoir fait quelque chose de bien. C’est aussi important dans notre travail d’avoir un certain crédit moral. Pourquoi le faire mal quand on peut le faire bien ? Et peut-être qu’on peut ainsi aider des gens, sauver des vies. Même si c’est dans plusieurs années, même si c’est une seule vie, alors cela aura pris tout son sens. »
Scènes réelles de combat à Fallujah ou scènes de jeu vidéo ? La différence est de plus en plus difficile à percevoir. S’il n’était pas question de gâcher le plaisir du joueur en insérant des textes sur le droit des conflits armés dans ces simulations réalistes, il était néanmoins important pour le CICR d’initier cette démarche. François Sénéchaud :« Les jeux qui nous intéressent sont ceux dans lesquels le joueur est appelé à incarner un combattant sur les champs de bataille d’aujourd’hui (Irak, Afghanistan…), de par leur réalisme. Notre compréhension est que les gens sont intéressés par ces jeux parce qu’ils peuvent vivre l’expérience du combattant. C’est pour cela qu’on aimerait pousser encore le réalisme pour que ces jeux intègrent les éléments du droit international humanitaire, puisque tout n’est pas forcément permis dans un conflit armé »
C’est également important parce que vous le disiez les produits dérivés d’Arma 3 (créés par Bohemia Interactive Simulations) sont utilisés pour des formations de militaires qui vont ensuite sur le terrain…« De très nombreuses forces armées de l’OTAN les emploient régulièrement dans leurs formations donc c’est vraiment un medium intéressant pour pouvoir approcher ce public et leur passer ce message par rapport à l’existence de règles. Ces militaires doivent en général passer par des formations sur le droit des conflits armés avec généralement des séances qui peuvent être longues et pas forcément intéressantes. On pense que les jeux vidéo pourraient représenter une alternative intéressante et plus interactive pour expérimenter ces règles. »
Où en sont vont contacts avec les autres studios qui produisent également des jeux populaires comme Call of Duty ou autres?
« Nous avons pris contact avec différentes sociétés mais nous avons encore des difficultés à trouver les bonnes entrées pour discuter ou faire des propositions concrètes. Peut-être qu’une des difficultés pour nous est que nous ne proposons pas une solution toute faite. Nous pensons que les jeux devraient effectivement intégrer des éléments du droit mais nous n’avons pas de système de pénalités ou autres à promouvoir, donc c’est vraiment un dialogue que nous désirons avoir avec les sociétés qui produisent ces jeux. »Les fondateurs de la Croix Rouge auraient sans doute eu un peu de mal à croire en 1863 qu’un siècle et demi après, leur organisation humanitaire allait aussi, en plus de tout ce qu’elle fait sur le terrain, s’employer à faire respecter le droit de la guerre dans le monde virtuel.