Vincenc Kramar
Jusqu'à la fin du mois de janvier prochain, les amateurs des arts plastiques ont l'occasion de voir une exposition exceptionnelle consacrée à Vincenc Kramar, une personnalité du monde culturel tchèque ayant considérablement influencé les arts plastiques tchèques. Cette année, en novembre, nous évoquons le quarantième anniversaire de la mort de ce collectionneur des plus importants tableaux cubistes, dont la date de la naissance figure sur la liste des anniversaires de l'UNESCO. Nous lui consacrons ces Chapitres de l'histoire tchèque.
L'achat d'un tableau, d'une sculpture, gravure ou dessin témoigne d'un intérêt plus approfondi et sérieux pour les arts qu'une visite de la galerie. L'art de collectionner comme le comprenait Vincenc Kramar n'est pas une accumulation de biens, même si sa collection a un prix inestimable, mais un acte comparable à la création artistique. Vincenc Kramar fut le premier historien et théoricien d'art, en effet, ayant compris le rôle du cubisme.
La collection de Vincenc Kramar est fondée sur les tableaux cubistes de Pablo Picasso, Georges Bracque et André Derain, achetés dans les années 1910-1913. A l'époque, plusieurs collections cubistes voient le jour, dont celles de Sergueï Chtchoukin, d'Ivan Morozov, de Rolf de Maré ou de Hermann Ruff. Mais Kramar fut le premier à comprendre et à prévoir l'avenir du cubisme en tant qu'un nouveau courant artistique. Il appréciait notamment l'objectivité avec laquelle le cubisme traduisait la réalité et ne s'intéressait point aux oeuvres orientées vers l'abstrait. Plus tard, il a rejeté aussi le surréalisme. A part les peintres cubistes, Kramar achetait aussi des dessins et gravures de Paul Cézanne, Paul Gauguin, Auguste Renoir, Henri Matisse, Juan Gris et d'autres peintres. Après 1920, il compléta sa collection d'art tchèque moderne, dont des oeuvres d'Emil Filla, de Bohumil Kubista, d'Antonin Prochazka, d'Otto Gutfreund mais aussi de Josef Sima, de Vaclav Spala, de Max Svabinsky ou d'Antonin Slavicek, de dessins de maîtres des XVIe et XIXe siècles, d'estampes japonaises et de sculptures africaines.
Vincenc Kramar est né le 8 mai 1877 à Vysoke nad Jizerou. Il a fait les études d'histoire et de théorie d'art à l'Académie des Beaux-Arts de Prague et à l'Université Charles, pour poursuivre ses études à Vienne chez les professeurs Riegel et Wickhoff. Issu d'une famille aisée, le jeune Vincenc peut se permettre de voyager après avoir terminé ses études et passé son doctorat. Il entreprend des voyages en Italie, en France, en Belgique, aux Pays-Bas, en Espagne, en Angleterre et en Allemagne pour approfondir ses connaissances. Après la Première Guerre mondiale, Kramar devient le premier directeur de la galerie de la Société des amis patriotiques de l'art, prédécesseur de la future Galerie nationale. Il réorganise et élargit ses collections pour faire de la Société un centre d'arts plastiques atteignant le niveau européen. Il achète des oeuvres de maîtres anciens étrangers et tchèques, dont la plus importante est le fragment de l'Annonciation de Rembrandt. Kramar se consacre notamment à la peinture gothique tchèque et l'art du XIXe siècle mais il manifeste aussi un intérêt de plus en plus approfondi pour les courants nouveaux, dont le cubisme et l'oeuvre de Picasso qui le fascine littéralement. Sa collection de tableaux de Picasso est unique dans le monde entier; elle est non seulement « belle et exclusive », d'après les mots de D. H. Kahnweiller, mais elle représente un ensemble homogène et systématique documentant comme aucune autre collection le développement et les orientations du cubisme dans les années 1910-1913.
En tant que directeur de la Société des amis patriotiques de l'art (de 1919 à 1939), Kramar entre en contact avec des galeries mondiales et noue les relations avec les plus importants commerçants d'art français, Kahnweiler, Sagot, Druet ou Vollard. En 1911, Kramar achète à Kahnweiler les oeuvres clés de sa future collection: neuf Picasso, un Derain et un Braque, avant de trouver chez un autre commerçant parisien, Vollard, le célèbre « Autoportrait » de Picasso. En été 1912, il achète chez Kahnweiler encore quatre tableaux de Picasso, les derniers oeuvres de ce géant et de son collègue Bracque débarquant à Prague au printemps 1913. Aujourd'hui, la Galerie nationale possède au total 23 tableaux de Picasso dont 17 viennent de la collection de Kramar. Une curiosité pour vous amuser un peu: Vincenc Kramar a acheté le tableau de Derain « Montreuil-sur-Mer » pour 200 FF.
En 1960, Vincenc Kramar a offert une trentaine de tableaux de sa collection à l'Etat tchécoslovaque, sa plus grande partie restant pourtant en possession de sa famille. Dans le cadre des restitutions des biens à leurs anciens propriétaires , au début des années 90, les héritiers de Kramar ont ouvert un procès pour réclamer la collection en possession de la Galerie nationale. Comme les activités de Kramar n'avaient pas été très bien vues par le régime communiste d'alors, les héritiers argumentaient que Kramar avait été contraint à ce don par le pouvoir officiel. Ils ont fini par obtenir certaines oeuvres mais seulement celles qui ne constituent pas le gros de la collection cubiste. Vincenc Kramar est mort le 7 novembre 1960 à l'âge de 83 ans.