Le roman noir de Vitezslav Nezval

Vitezslav Nezval en 1919

Dans la vie du poète Vitezslav Nezval il y avait plusieurs périodes marquées par des conceptions artistiques et des styles différents. Comme chez Picasso, dont l'oeuvre est divisée en périodes bleue, rose, cubiste etc., il y a chez Nezval les périodes marquées par le poétisme, le surréalisme et, vers la fin de sa vie, par l'art très officiel du régime communiste. Comme chaque artiste véritable, il a su profiter, surtout dans la première moitié de sa carrière, de l'inspiration que ces différents courants artistiques lui donnaient sans se laisser dompter, sans leur sacrifier son originalité qui faisait de lui le poète tchèque le plus excitant et le plus éblouissant de l'avant-guerre. Aujourd'hui, nous allons évoquer sa période surréaliste pendant laquelle il a écrit son roman noir Valérie où la Semaine des merveilles...

"J'ai écrit ce livre, lit-on dans la préface, parce que j'ai l'amour du mystère, qui est à la base des vieux contes, des superstitions et de tels livres romantiques, composés en caractères gothiques, qui ont fait parfois des clins d'oeil sans consentir à me livrer leur contenu. A mon sens, l'art poétique n'est ni plus ni moins que la restitution de nos vieilles dettes à la vie et à son secret (...)... je m'adresse à ceux qui, comme moi, aiment de temps en temps, respirer le mystère de certaines cours, de certaines caves ou folies champêtres, et des intrigues nouées autour d'un pivot énigmatique. Si j'ai réussi à leur faire partager les sentiments rares et précieux qui m'ont amené à écrire un récit qui frôle le ridicule et la futilité, je serai satisfait."

Oui, le roman de Nezval regorge d'accessoires qu'utilisaient au 19ème siècle les auteurs de récits romantiques et macabres: rencontres nocturnes, caves qui enferment des cercueils vides, beautés et laideurs, fausses morts et résurrections subites, vampirisme, rapports de famille très compliqués qui réservent à l'héroïne du livre des découvertes sensationnelles, bûcher où l'on s'apprête à brûler la jeune pécheresse, etc, etc. Tout l'arsenal du roman noir est à la disposition du poète qui nous propose de faire avec Valérie le voyage dans le rêve, dans le subconscient et surtout dans la jeunesse, cette douce période où tout est nouveau, où les choses et les gens ont encore leur côté mystérieux et où l'on se laisse si facilement tromper. Est-ce un conte d'épouvante né du roman noir gothique? Oui et non. Tout ce qui se passe autour de Valérie pendant cette semaine des merveilles est bien sûr merveilleux et mystérieux, mais on sent bien que Valérie n'est pas une de ces créatures trop fragiles et trop peureuses qu'on trouve généralement dans ce genre de littérature. Même le décor dans lequel l'auteur a situé cette histoire étrange, la maison de la grand-mère et la petite ville, est bizarre bien sûr, mais ne manque pas d'un certain aspect moderne. Un observateur attentif décèlera ce côté moderne aussi dans le caractère de Valérie. Ainsi Petr Kral, en présentant le livre au lecteur francophone écrit qu'il s'agit "d'un véritable collage littéraire qui joue de clichés du conte d'épouvante comme d'autant de citations ironiques et ambiguës, à l'image de toute notre expérience coincée fatalement, désormais, entre un vécu réel et purement culturel."

En 1935, lorsque Nezval écrit Valérie, il est encore bien loin du poète officiel qu'il deviendra après la guerre, poète qui cherchera à soumettre la poésie à l'esthétique triviale du réalisme socialiste et écrira de nombreuses oeuvres de circonstance qui n'ont parfois rien à envier à la propagande communiste. Il serait intéressant de savoir comment il a réagi à la campagne que menait contre le réalisme socialiste en 1951 le grand prêtre du surréalisme et son ancien ami, André Breton. En 1935, Nezval est cependant encore un surréaliste passionné qui cumule dans son roman érotisme, onirisme et sadisme sans perdre pour autant cette légèreté poétique qui était toujours sienne. C'est lui qui regarde le monde avec les yeux émerveillés de Valérie...

"Ce fut en vain que Valérie essaya de se sauver, lisons-nous dans la scène du supplice de Valérie. Cernée de toutes parts, elle n'échappait aux mains d'un poursuivant que pour tomber dans les griffes d'un autre. Ils finirent par la ceinturer et la traînèrent sur le bûcher. Attachée par la taille, avec une tresse de paille, à un pieu fiché au milieu des bûches comme une potence, elle cessa de se débattre (...)

Gratien s'approcha du bûcher et mit le feu aux fagots les plus proches. Une flamme jaillit aussitôt dans un craquement de bois sec, et un épais nuage de fumée s'éleva. Valérie se sentit enveloppée par d'âcres volutes qui lui piquaient les yeux et lui coupaient le souffle. Se sachant ainsi dissimulée aux regards de la foule, elle tira alors de son réticule la petite bille cristalline et la broya entre ses dents. La bille se fendit en deux, comme un grain de café. Valérie sentit aussitôt se répandre sur sa langue un liquide dont le goût lui était familier. Avant même d'avoir eu le temps de croquer l'autre partie de la bille, elle sentit tout son corps secoué par un spasme violant. Sa main, refermée sur la moitié du petit grain mystérieux, se raidit sous l'effet d'une crampe puis retomba le long de son corps. Agitée par de terribles convulsions, la jeune fille finit par arracher la tresse de paille qui la retenait contre le pieu. Tous ceux qui s'étaient fait les complices du missionnaire pour assassiner une innocente virent alors une épaisse colonne de fumée obscure s'élever au-dessus du bûcher, puis, comme poussée par une forte rafale de vent, tourner sur elle-même et se mettre en branle.

A l'abri de cet écran protecteur, Valérie traversa la place au pas de course, pour chercher refuge dans les petites rues tortueuses des alentours. Avant que la foule ait pu se rendre compte avec stupéfaction qu'elle avait disparu du brasier, elle se trouvait déjà si loin qu'elle pouvait se considérer comme sauvée."

Pourquoi lire aujourd'hui cette histoire onirique? Tout d'abord, bien sûr, pour le langage poétique de Nezval. Sans s'attarder à de longues descriptions il réussit à rendre par quelques mots l'atmosphère des lieux et des situations. Nezval-poète est toujours plus fort que Nezval-romancier même dans les oeuvres en prose, mais il ne s'agit pas ici que d'une suite d'images poétique liées par le personnage de Valérie. La Semaine des merveilles que la jeune fille vit devant nos yeux est non seulement un rêve qui se transforme parfois en cauchemar et qui mène Valérie d'aventure en aventure et de surprise en surprise. C'est aussi l'image du monde, l'image du jeune esprit qui s'efforce de pénétrer sous la surface des choses. Valérie traverse ce monde de rêve plein de dangers et de pièges, plein de mauvais sujets fatalement attirés par sa virginité pour échapper finalement à tous les dangers. Elle n'en est pas moins sensible aux souffrances et au triste sort des autres. Son esprit immaculé ramasse les expériences, elle apprend à douter, elle se rend compte de ce que le monde est plein d'apparences, que le monde n'est qu'apparence...

Rien n'est comme il semblait au premier abord: la maison où elle habite cache des escaliers inconnus, des chausse-trappes, des catacombes; sa mère n'est pas sa mère, son père n'est pas son père, sa grand-mère, cette dame digne et sévère, cache un passé plein de déceptions et ne reculerait même pas devant un crime pour ressusciter sa jeunesse passionnée et douloureuse; les missionnaires qui arrivent dans la ville couvrent par leurs soutanes leurs mauvaises intention et leur lubricité...

Certains critiques considèrent que l'histoire de Valérie est un détournement cruel et narquois des contes de fées. Et il est vrai que lecteur de ce livre constate que Nezval devait lire attentivement certains récits du Marquis de Sade, car Valérie, malgré son innocence, devient parfois, elle aussi, femme fatale et suscite, par sa pureté même, le vice au lieu de la vertu.

Ainsi va le monde pour le poète qui voit dans ce que les autres mortels considèrent comme gênant, désagréable et honteux, une source de sensations nouvelles, une porte d'accès vers les terres encore inconnues de la poésie.

"Regarde mieux, Valérie, il n'y a rien de plus passionnant que tous les mystères qui nous entourent, dit Orlik, un des personnages du roman à la jeune fille. Tout à l'heure, des cerfs vont venir brouter dans la clairière (...) Quand le cerf se cabre, la tour qui le couronne, triple sa taille. S'il sautait là-haut sur le piton, on pourrait monter jusqu'aux étoiles en escaladant ses ramures." C'étaient Milena Braud et Jean Rousselot qui ont traduit en français le roman noir Valérie ou la Semaine des merveilles de Vitezslav Nezval. Le livre a été publié aux éditions Robert Laffont.