Chloé Kintzler : « Le surréalisme tchèque existe par petites bouffées d’air »
A 24 ans, Chloé Kintzler, jeune étudiante originaire de Dijon, achève son séjour d’Erasmus à Prague, un séjour largement occupé par un mémoire consacré aux liens entre les surréalistes tchèques et français. Juste avant son départ, elle a répondu aux questions d’Anna Kubišta et de Colin Gruel.
Comment s’est déroulée cette découverte du surréalisme tchèque ?
« En fait, au début, c’était plus par les peintres (Toyen, Jindřich Štyrský) Il y avait aussi Josef Šima, plus proche du Grand Jeu. Et c’est par la peinture que j’ai commencé par m’intéresser à la littérature, surtout par le Grand Jeu, très lié au surréalisme français, mais un peu trop restreint pour en faire tout un mémoire… »
Le surréalisme coïncide avec l’entre-deux guerres, une période très riche en termes d’échange entre la France et la Tchécoslovaquie. Racontez-nous cette propagation des écrits français en Tchécoslovaquie et vice-versa…
« En fait, les artistes tchécoslovaques avaient une vraie attirance pour la France et la culture française. C’était important d’avoir toute cette culture-là pour créer. Nezval est parti en France en 1921 avec Josef Šíma, et ils ont fait un premier voyage en France sans rencontrer vraiment le surréalisme. S’est développé en même temps en Tchécoslovaquie le mouvement du poétisme, très proche du surréalisme. Et c’est en s’intéressant à ce qui se passait en France que les poétistes se sont rendus compte que le surréalisme leur correspondait davantage. C’est en 1934 que les vrais premiers contacts entre le groupe français et le groupe tchèque ont eu lieu. Nezval a écrit une lettre à Breton qui l’a publié dans une revue qui s’appelait ‘Le surréalisme au service de la révolution’. »Des groupes tchécoslovaque et français, qui a influencé qui ?
« Le groupe français a plus influencé les Tchécoslovaques que l’inverse, en tous cas au début. Je ne crois pas que Breton ou Eluard avaient des vues sur la Tchécoslovaquie avant ces premiers contacts. Le groupe tchécoslovaque était très impliqué dans la diffusion des idées des Français. Ils ont fait venir Breton et Éluard en 1934 pour donner des conférences à Prague, à Brno, devant différents publics, notamment des étudiants. Ils ont fait en sorte de leur réserver le meilleur accueil. Par exemple, Breton n’avait pas d’argent pour venir, et tout le monde s’est organisé pour leur payer le trajet, pour que tout soit parfaitement en place pour leur permettre d’avoir un échange culturel avec les étudiants et les spectateurs. »
C’est donc bien en France qu’on trouve le vrai berceau du surréalisme…
« On peut dire que le surréalisme français (Breton, Éluard…) représente le pilier du surréalisme. Mais d’un autre côté, il y a de vraies spécificités entre les différents groupes européens. Malgré le fait que le groupe surréaliste de Prague suive les grandes lignes du surréalisme français, il y a de vraies spécificités, de vraies caractéristiques qui font que le surréalisme tchèque est spécifique. »Vous avez un exemple de ces spécificités ?
« On pourrait dire que les surréalistes tchécoslovaques sont beaucoup plus positifs, plus optimistes sur les surréalistes français. Il y a plus d’humour, plus d’accroche au quotidien que chez les Français. C’est plus rageux, plus hargneux, et le surréalisme tchécoslovaque, de ce que j’ai pu en lire, s’attache davantage à la beauté du quotidien, à l’environnement, tout en changeant le point de vue. En France, c’était beaucoup plus abstrait. On connaît l’écriture automatique, par exemple, ces techniques développées, qui se situent davantage dans l’inconscient. Les Tchécoslovaques sont plus terre-à-terre. »
L’entre-deux guerres, c’est un moment d’affinité des surréalistes avec l’idéologie communiste. Breton s’en est distancé, mais qu’en était-il des surréalistes tchèques ?
« Effectivement, les surréalistes français ont adhéré au parti puis s’en sont désolidarisés tout en gardant en eux cette envie de révolution, de lutte des classes… En venant en Tchécoslovaquie, ils ont l’impression d’être « à la porte de Moscou », pour citer Éluard. Nous sommes alors en 1935 ! Pour eux, venir en Tchécoslovaquie, c’est un moyen de renouer avec cette lutte prolétarienne qui s’était complètement perdue en France. Pour les artistes tchécoslovaques, c’est beaucoup plus nuancé. Il y a une distance avec le parti communiste. Par exemple, dans toutes les décisions qui ont été prises au niveau international pour le mouvement surréaliste, il n’y a aucune signature tchécoslovaque autour des questions politiques. Il y avait une distance et une crainte de sortir de la neutralité. Par exemple, à partir du moment où Nezval a décidé d’offrir sa création au profit de la lutte communiste, le reste du groupe a complètement coupé les ponts avec lui. Le groupe surréaliste tchécoslovaque a continué à vivre sans Nezval. »Que deviennent ces surréalistes tchécoslovaques après 1948 et le coup de Prague ? Deviennent-ils persona non grata ?
« Toyen et Štyrský sont partis en France, ils n’étaient pas vraiment les bienvenus à Prague. Karel Teige est mort dans des conditions un peu troubles, sans doute à cause de ses prises de positions. Le surréalisme tchécoslovaque est passionnant dans son développement, en fonction de l’histoire. Il n’y a pas de continuité. C’est comme s’il était sous l’eau tout le temps et qu’il pouvait prendre des bouffées d’air de temps en temps, comme dans l’entre-deux guerres, période d’explosion du surréalisme tchécoslovaque. C’est par petites bouffées d’air que le surréalisme tchécoslovaque existe. En souterrain, même pendant la guerre, il y a toujours eu des échanges avec les Français. »