Vítězslav Nezval, grandeurs et faiblesses d’un poète
« Sans un seul de mes fameux défauts je ne serais rien, » a dit Vítězslav Nezval (1900-1958), poète qui a dominé la scène littéraire tchèque pendant la première moitié du XXe siècle. 120 ans se sont écoulés depuis la naissance de cet homme dont le génie créateur s’alimentait immodérément des plaisirs de la vie.
La conviction et le profit
Qui était Vítězslav Nezval ? Ce magicien capable d’exprimer par la poésie toutes les beautés du monde, cet instigateur et animateur des avant-gardes, ce grand jouisseur était aussi un chantre qui a fini par asservir sa création et qui est devenu le héraut d’une idéologie et d’un régime totalitaires. Il écrivait de la poésie, de la prose, des pièces de théâtre, il peignait, il jouait du piano et composait des chansons. On est tenté de dire qu’il avait tous les dons mais aussi toutes les faiblesses. L’historien Eduard Burget souligne un trait de son caractère :
« On peut dire que pour qu’il s’investisse totalement dans une activité, il lui fallait soit s’identifier absolument avec cette activité, soit en tirer un profit considérable. C’était surtout le cas de la fin de sa carrière dans les années 1950. Il écrivait donc soit par conviction, soit pour l’argent. Il ne faisait rien sans être pleinement engagé. Et bien sûr, il n’était pas dépourvu d’une certaine sensibilité sociale. Par exemple en 1932, il s’est rendu dans la ville de Most pour manifester son soutien aux ouvriers en grève. »
Fils de Moravie
L’itinéraire de cet enfant doué commence avec le XXe siècle dans un village de Moravie. Né en 1900 à Biskoupky, il se délecte dès l’âge tendre des beautés du paysage morave qui restera son inspiration pour le reste de sa vie. Fils d’un instituteur, il va bientôt partir pour étudier au lycée de la ville de Třebíč. Sa vocation n’est pas évidente depuis le début. Il hésite d’abord entre la poésie et la musique mais c’est la lecture des Mémoires du poète Josef Svatopluk Machar qui lui permet finalement de trancher. Il sait désormais qu’il veut être poète, lui aussi. Les études de droit à l’université de Brno ne peuvent pas satisfaire cette âme avide de sensations nouvelles. Il déserte après un an et s’inscrit à la faculté des lettres à Prague. Déjà il s’enivre de mots et de vers, et il écrit.
La figure de proue des avant-gardes
La nature et le talent de Vítězslav Nezval lui permettent de s’imposer rapidement sur la scène littéraire tchèque. Les années 1920 et 1930 sont les décennies des avant-gardes et le poète Nezval devient la figure de proue de ces courants qui révolutionnent la littérature. Il est d’abord cofondateur du poétisme, mouvement qui cherche la poésie dans la vie de tous les jours, dans le jeu et dans l’optimisme. Puis, sous l’influence d’André Breton, Nezval fonde en 1934 le groupe surréaliste tchèque. C’est à peu près à cette époque qu’il écrit L’adieu et le mouchoir, un de ses poèmes les plus célèbres qu’il aime réciter lui-même :
« Adieu et si c’était pour ne plus nous revoir
Cela fut merveilleux et cela fut parfait
Encore un rendez-vous mais combien dérisoire
Ce ne serait pas moi peut-être qui viendrait
Cela fut merveilleux hélas tout doit finir
Que se taise le glas je connais sa tristesse
Baiser mouchoir sirène et cloche du navire
Deux ou trois fois sourire après quoi on se laisse »
(Traduit par François Kérel)
Un communiste convaincu
En 1924, Vítězslav Nezval adhère au parti communiste et il lui restera fidèle jusqu’à la fin de sa vie. Il n’est pas un communiste dubitatif et ses convictions ne seront ébranlées ni par les procès politiques staliniens ni par ses visites en Union soviétique. Pendant la Deuxième Guerre mondiale il ne peut presque pas publier mais il écrit pour le théâtre et c’est ainsi que voit le jour Manon Lescaut, sa pièce la plus accomplie inspirée du célèbre roman sur l’histoire du chevalier des Grieux écrit au XVIIIe siècle par l’abbé Prévost. Vers la fin de la guerre, il est même emprisonné pour quelque temps mais cela ne fait que renforcer sa position après la libération en 1945.
Il devient fonctionnaire du ministère de l’Information chargé de l’industrie cinématographique et une des personnalités les plus en vue après la prise du pouvoir par les communistes en 1948. Sa poésie en souffre car elle devient un instrument de propagande. Dans ses vers, il loue les avantages du nouveau régime, il s’en prend à l’impérialisme américain, il encense les dignitaires de la hiérarchie communiste. C’est ainsi qu’il parle à la radio du chef du Kremlin :
« Le grand Staline lui-même enseignait aux peuples qu’il fallait avoir le respect de soi-même, de leur patrimoine culturel, de la forme nationale de la culture socialiste. Cependant, il apprenait aux peuples aussi à s’aimer mutuellement, il leur apprenait la véritable solidarité internationale dans la lutte contre l’ennemi commun pour une vie nouvelle, une vie meilleure sur la Terre. »
Censeur de ses propres œuvres
Poète officiel du régime communiste, Vítězslav Nezval peut désormais procéder à l’édition de ses œuvres complètes, mais certains de ces textes ne correspondent pas tout à fait à l’image qu’il aimerait donner de lui-même. Il se met donc à sélectionner, à corriger, à autocensurer et à mutiler ses textes qui perdent souvent beaucoup de leur originalité et de leur charme. Il s’explique :
« Au bout de vingt ou trente ans, on a quand même pris une certaine distance par rapport à sa création antérieure. Il faut agir avec responsabilité et présenter ces œuvres de manière qu’elles puissent toucher l’homme d’aujourd’hui. J’ai donc cherché à débarrasser ces œuvres de tous les aspects épisodiques et de les présenter dans une lumière qui leur est propre, de montrer ce qu’elles puisaient dans la vie, dans les traditions, dans les chansons populaires et dans l’amour de la vie. Je veux présenter au lecteur contemporain mon œuvre sous sa forme vivante. »
L’ami des poètes
Couvert de distinctions et d’honneurs, Vítězslav Nezval écrit donc désormais surtout des poèmes de circonstance qui n’ajoutent aucune valeur à l’ensemble de son œuvre mais jouissent d’une grande attention des milieux officiels et de la presse et figurent dans les manuels scolaires. Sa situation matérielle lui permet d’assouvir toutes les envies et les lubies de sa nature sensuelle, mais sa santé commence à décliner. L’historien de la littérature Radim Kopáč constate que cette période de prospérité n’a quand même pas fait oublier au poète son passé et ses amis :
« Après 1948, Nezval a collaboré très intensivement avec le régime mais il a toujours conservé une certaine sympathie pour son passé, pour son histoire personnelle, pour ses amis des années 1920 et 1930. Il les défendait, s’exprimait en leur faveur, les soutenait par ses déclarations chaque fois qu’il le pouvait. Ce n’était pas le régime mais la poésie, les œuvres de ses poètes qui lui importaient. »
L’adieu et le mouchoir
Le cœur de Vítězslav Nezval, cet homme qui ne se refusait rien et jouissait sans réserve de tous les plaisirs de la vie, flanche le 6 avril 1958. La littérature tchèque est en deuil. Aragon écrit un poème en guise de nécrologie :
« Ainsi Prague a perdu son âme et son poète,
lorsque j’irai tantôt je ne l’y verrai pas
Et son cœur s’est brisé comme un verre qu’on jette
A la fin du repas »
Vítězslav Nezval laisse une œuvre immense d’une qualité inégale, une œuvre admirée par les uns et critiquée par les autres, mais même ses critiques les plus farouches admettent qu’il était un poète de génie. La richesse de son imagination, l’originalité de ses métaphores, la sensualité de ses images, l’élégance de son style, la musicalité de ses vers et son esprit de jeu resteront inégalés.
On ne cessera pas de se demander comment un tel artiste a pu sacrifier son talent à une idéologie dans la dernière étape de sa vie. Agissait-il par conviction ou était-ce une supercherie adroite qui lui a permis de vivre dans le luxe et peut-être aussi de soutenir ses amis tombés en disgrâce ? Selon des témoins, il s’exprimait dans l’intimité d’une façon méprisante sur ses poèmes de cette dernière période. Quand nous lisons son célèbre Chant de la paix nous avons souvent envie de rire. Nous avons l’impression que l’auteur nous fait un clin d’œil comme s’il voulait nous dire qu’il ne s’agit pas d’une véritable poésie mais d’une parodie. Quoi qu’il en soit, une grande partie de son œuvre est une poésie sublime. Seul un poète peut exprimer la force évocatrice de ces vers qui se gravent dans la mémoire du lecteur. Cédons donc pour finir la parole au poète Ondřej Fibich, neveu de Vítězslav Nezval :
« Nezval n’était pas très apprécié dans la famille. Ses aventures amoureuses n’étaient surtout pas admirées pas ses membres féminins, et son caractère inconstant était méprisé par les hommes. Il a vécu de manière tout à fait instinctive. Il était comme un éventail de fusées qui s’allumaient et explosaient dans la beauté pour ne laisser finalement que de la fumée irritante. Mais ses vers, ses poèmes, c’était autre chose. Il nageait majestueusement dans la mer de la poésie comme une énorme baleine et jetait sur la surface des geysers ensorcelants. »