Karel Teige à Paris
"Karel Teige s'intéresse à tous les arts, à la littérature et à la poésie autant qu'à la peinture ou à l'architecture, car il a un sentiment très juste de l'unité profonde de l'Art," lisons nous dans l'Histoire de la littérature tchèque, publié en 1935 par Hanus Jelinek. "Il eut la chance de se former dans la sphère de l'influence française; son style, sa pensée s'en ressentent à leur avantage; même quand il soutient des opinions discutables, il reste clair."
En 1924, Karel Teige, en ce temps le théoricien du cénacle Devetsil, et le poète Vitezslav Nezval lancent le manifeste d'un nouveau mouvement artistique: le poétisme. C'est une rupture avec les théories précédentes du groupe Devetsil, selon lesquelles, l'art devait servir la cause du prolétariat, être un instrument de la lutte des classes. Le poète, lui, devait se fondre dans la collectivité. Bientôt cependant Karel Teige et d'autres membres du groupe Devetsil, dont le poète Jiri Wolker, se rendent compte des limites d'une telle théorie qui risque d'asphyxier la véritable création artistique. Teige et Nezval lancent donc le manifeste du poétisme, mouvement qui ne doit pas être une école, mais plutôt une orientation, une tendance. Il veut "intervenir pour sauver et pour renouveler la vie sentimentale, la joie et la fantaisie".
Né avec le siècle, Karel Teige n'a que 24 ans, mais c'est un esprit fécond, et il ne manque pas d'idées nouvelles. Il désire changer la poésie. Il veut en faire un kaléidoscope miraculeux. Il résume ainsi ses intentions: "La beauté de la poésie sans intentions, sans grandes phrases, sans préméditation, sans apostolat. Un jeu de belles paroles, une combinaison de notions, un tissus d'images, voire sans paroles. Il y faut un esprit libre, un esprit de jongleur qui ne veut pas appliquer la poésie à des formules rationalistes ni l'infecter d'idéologie; les clowns, les danseurs, les acrobates et les touristes sont des poètes modernes plutôt que les philosophes et les pédagogues."
Encore avant de lancer ce manifeste, Karel Teige vient à Paris. Il découvre la capitale française des années vingt. A 22 ans, il se cherche encore et Paris contribuera dans une grande mesure à sa maturation, à la cristallisation de sa personnalité et de sa pensée. Il commence à entrevoir que la seule carrière qui lui permettrait de faire valoir ses dons est celle d'un critique. C'est grâce à ses notes qu'on peut suivre, aujourd'hui, les étapes principales du premier séjour parisien de ce jeune homme avide de nouvelles sensations et de nouvelles connaissances qui se prépare à se battre pendant toute sa vie pour l'art moderne, pour l'art tout court.
Teige rencontre plusieurs personnalités promises à un grand avenir dont les sculpteurs Lipchitz, Zadkine, Brancusi, le photographe Man Ray, l'architecte Le Corbusier. C'est aussi grâce à eux qu'il pourra formuler ses idées qui se refléteront, ensuite, dans l'évolution de l'art tchèque, dans les années vingt et trente. Il fera connaître ses expériences à Prague où les artistes de la jeune génération absorbent avec avidité de nouvelles impulsions. A Paris, Teige rencontre aussi un grand amour. Elle s'appelle Ema Hauslerova-Linhartova. Teige la voit souvent, se promène avec elle dans les allées du jardin de Luxembourg. Le jeune prétendant ne réussira pas cependant à fléchir son idole. Ema ne lui permettra pas de devenir plus qu'un ami. Cet amour malheureux est si fort qu'il fait oublier à Teige ce qui était, jusqu'à là, l'essence même de sa vie. Il lui fait oublier l'art ou plutôt le fait réfléchir sur la vanité de l'art. Il écrira, dans une lettre du 23 juin 1923: "Tout ce qui nous intéresse et nous touche, tout ce qui nous parle et nous attache, qu'il s'agisse d'une rue animée, de la Tour Eiffel, d'un chemin perdu dans un parc, peut signifier autant pour nous - voire plus - que "l'art". Force nous est d'appréhender le monde dans son entier de même que la vie dont l'art, de la même manière que les sports ou la science, n'est qu'un fragment, minime et souvent très prétentieux. On aime Paris sans doute pour la même raison qu'on aime le monde et la vie, et l'existence sur cette terre. Car il est bon de vivre à Paris, dans toute la beauté et toute la plénitude de cette expression."
Karel Teige reviendra à Paris encore à plusieurs reprises: en 1924, en 1927 et en 1929, mais le premier enchantement ne se répétera plus, car sans doute le charme parisien auquel il n'arrive pas à résister en 1922 est dû, non seulement à la beauté de la capitale, mais aussi à l'amour pour Ema Hauslerova et à la jeunesse. En 1924, il entreprend un voyage en compagnie du poète Jaroslav Seifert, qui, un jour, sera l'unique homme de lettres tchèque a obtenir le Prix Nobel. C'est un long voyage, pendant lequel les deux jeunes hommes se rendent aussi en Autriche, en Italie et dans le Midi de la France. Mais, cette fois-ci, c'est la période des vacances et Paris est déserté par la majorité des intellectuels qui ont fait le charme de la première visite du jeune homme dans cette ville. Karel Teige cherche en vain les impressions inoubliables que Paris lui a données pour la première fois. Il découvre une ville sous la pluie, grise, maussade. Il ne cachera pas sa déception dans une lettre adressée à Ema Hauslerova. "Paris est devenu ville morte, écrira-t-il, et puis à Montparnasse vous ne pouvez rencontrer que cette odieuse bande d'artistes, d'individus défectueux, qui vous rendent triste. La Rotonde s'est dégradée et au centre ville, il n'y a que des étrangers et des paveurs."
Dans ses Mémoires intitulées "Toutes les beautés du monde" Jaroslav Seifert évoque un épisode de ce séjour parisien, épisode qui ajoute une nuance au portrait de Karel Teige. Un jour, les deux hommes cherchaient l'atelier parisien du peintre tchèque Josef Sima. "Nous nous dirigions au 14, rue Séguier lorsque soudain, une magnifique jeune femme descendit d'une voiture, lisons-nous dans les Mémoires. Très élégante évidemment! Comme si elle sortait d'un roman de Colette. Elle vibra autour de nous dans un nuage de parfum, et nous en étions émerveillés. Nous nous arrêtâmes pour nous regarder... Dommage que je n'aie pas le temps, dit soudain Teige, je l'aborderais bien! ... Cela me surprit un peu, mais Teige le dit avec une telle aisance que je me tus... Aujourd'hui, cinquante ans plus tard, je dois admettre que mon étonnement était injustifié. Teige avait raison. Un homme est toujours un homme et ses aspirations doivent toujours dépasser ses possibilités."