Jiri Orten, poète aux ailes brisées
"Je souhaite être poète de tout mon coeur et encore plus et je veux mourir pour cela », écrit, en 1938, Jiri Orten, dans une lettre adressée à son ami, le poète Frantisek Halas. Il ne sait pas encore qu'en écrivant ces paroles, il signe un verdict. C'est loin d'être une simple confidence, une simple profession de foi du jeune poète de dix-huit ans, c'est aussi une terrible prophétie, un serment qui sera tenu. Il ne sait pas encore quels événements vont arriver, quelles seront les épreuves qu'il aura à subir, il ne peut qu'entrevoir indistinctement les premiers signes de la catastrophe qui va s'abattre sur lui et sur le monde. Mais les poètes, ces hypersensibles, ont souvent du flair et savent écouter les voix inaudibles pour les autres humains.
Orten est un pseudonyme. En réalité, le jeune poète s'appelle Jiri Ohrenstein et fait partie d'une famille juive de la ville de Kutna Hora, en Bohême centrale. Son père est un petit commerçant, ses frères s'intéressent sérieusement au théâtre. Jiri lui-même se laisse emporter par cette tendance familiale. Pourtant, quelque part au fond de son être, ce n'est pas le masque, mais la lyre qui le tente. Il grandit au milieu des beautés pittoresques de Kutna Hora, au milieu des monuments qui racontent à celui qui sait les entendre l'histoire du royaume de Bohême. Il devient jeune homme au visage très fin, presque émacié, garçon trop svelte dont la timidité cache en réalité une grande force intérieure. A l'été 1935, il participe à une espèce de colonie de vacances. Le séjour est organisé par l'Unité des étudiants pauvres. C'est là qu'il peut entendre, entre autres, les conférences données par l'écrivain Vladislav Vancura. C'est là aussi qu'il écrit ses premier vers.
Il veut pourtant se consacrer au théâtre et n'hésite pas à réaliser ce rêve malgré une forte résistance de sa famille. Il suit son frère aîné, Ota, et part pour Prague. Mais il est encore trop jeune et, malgré son baccalauréat, ne peut pas être reçu au conservatoire. Il est donc obligé d'attendre, mais cette attente indésirable lui permet de connaître beaucoup de choses, en un mot, de mûrir. Il y a tant de personnes et d'événements intéressants qui surgissent de tous les côtés. Il y a tant de choses à faire. Devenir poète est un apprentissage plein de surprises. En attentant, son examen d'entrée au conservatoire, Jiri étudie les langues et la vie pragoise. Il commence à publier dans des revues et des journaux. Vers la fin de l'été 1936, il est finalement reçu au conservatoire et c'est une nouvelle étape de son existence. Le théâtre l'attire, certes, mais il ne peut plus se mentir. Sa nature même a décidé ainsi - il consacrera sa vie à la poésie. D'ailleurs, le théâtre et la poésie peuvent bien coexister, et il partage donc désormais son existence entre la poésie écrite et la poésie rendue visible et audible par les acteurs et les artifices du théâtre. Il est si jeune, il crée avec facilité, son inspiration ne se laisse pas prier. Il n'écrit pas, il chante. La vie lui sourit...
Et puis, les coups du sort commencent à tomber. Le scénario de la catastrophe qui s'abat sur l'Europe à la fin des années 1930 est trop connu, presque banalisé aujourd'hui. On ne peut se rendre compte de sa force fracassante qu'en suivant les traces des jeunes vies qu'elle a brisées. D'abord, Jiri Orten doit se faire à l'idée d'être Juif, donc quelqu'un qui est moins que rien. "Pour l'instant, je vis bravement, écrit-il dans son journal, je suis Juif, je l'entends cent fois par jour et crois tout cela, j'ai du faire quelque chose de mauvais. Aujourd'hui ou hier, ou il y a longtemps, ou je le ferai à l'avenir ...? "
Chassé du conservatoire comme un être impur, ne pouvant plus faire du théâtre, menacé d'un isolement de plus en plus mutilant, Orten cherche une issue. Celle-ci se présente à lui immédiatement et tout naturellement. C'est la poésie à laquelle il voulait d'ailleurs toujours se donner corps et âme. Mais elle n'est plus pour lui cette voie facile d'exploration des beautés de la vie, elle devient la vie même, car elle est son espoir et on ne peut pas vivre sans espoir. Elle est la seule possibilité de transfigurer le monde horrible et cruel en un monde vivable, elle permet de nommer et envoûter la mort. Car la machinerie de la mort marche avec une précision tout à fait mécanique et menace de le broyer.
Que peut-il faire? Les transports pour le camp de Terezin commencent. Les prisons nazies sont insatiables. Orten est interrogé par la gestapo. "Je peux ne pas revenir ", écrit-il dans son journal. Doit-il suivre l'exemple de son frère parti pour Londres? Doit-il essayer de passer la frontière? Il décide de rester car il est tombé amoureux. Mais il y encore une autre raison pour ne pas quitter sa patrie. Le départ, l'émigration serait pour lui une espèce de "mort volontaire". Il a l'impression que le départ ferait mourir le poète qui est en lui. Il reste donc pour chercher la poésie au fond de son amertume, de son malheur et de sa souffrance.
"Il fallait, écrira l'écrivain et traducteur Pavel Eisner dans un article intitulé "Jiri Orten, démolisseur d'un ghetto", que la gifle abstraite devienne tout à fait concrète, et crachat au visage, et bâton frappant la tête; que l'émigration intérieure se transforme en "transport", les prédictions folles des Prophètes en réalité normalisée de tous les jours, l'air étouffant comprimé dans les poumons qu'on avait giflé moralement jadis en gaz d'un camp de concentration, que l'être humain piétiné et réduit au niveau de la punaise, du pou, rassemble dans un seul coeur de garçon tous les enfers qu'ait jamais traversés l'âme d'un homme juif, qu'il souffre dans ces enfers pour soi, pour sa jeunesse volée, pour sa vie mise à sac, pour les vies de tous les Juifs qui ont jamais vécu, mais qu'il les débarrasse en même temps fiévreusement, chaleureusement, avec un élan rédempteur de leur malédiction du ghetto, qu'il les généralise dans la souffrance de l'être humain illimité, dans une métaphore de l'Offrande cosmique - il fallait tout cela pour la naissance du poète Jiri Orten."
Le jeune poète a subi tout ce martyre dans sa tête. La mort a été plus rapide que les occupants soucieux de la pureté des races. Le jour de son 22e anniversaire, Jiri Orten a été écrasé par une ambulance allemande, sur un quai de la Vltava à Prague. C'est ainsi qu'il a échappé à la chambre à gaz. Ses poèmes, ses journaux, ses notes restent et témoignent. "J'ai vécu au temps d'un grand crépuscule du monde", a-t-il écrit. Son corps n'a pas survécu, mais son âme vit dans les recueils Lamentations de Jérémie, La mauvaise voie ou Les Elégies. C'est surtout ce dernier livre qui le rendra célèbre après la guerre. Grâce à ses élégies, il deviendra le symbole de toute une génération qui voulait s'envoler et à laquelle on a brisé les ailes.
"Je vous écris, Carine, et ne sais où vous êtes,
vivante ou déjà là où les désirs se taisent ",
dit-il, dans la septième élégie, qui est probablement son poème le plus célèbre. En s'adressant à une amie peut-être disparue, il évoque les choses de la vie: la jeunesse, l'amour, le bonheur et la douleur.
"La mort est sourde aux vers, tenez j'en rêve encore.
Mais sourde à quel orage? Et sourde à quelle horreur ?
Qu'est-ce qu'il faut comprendre? Et qu'est-ce qui se ruine ?
Qu'est-ce qui meurt encore? Et sans cesse décline ?
Les amantes?
Hélas! J'aurais voulu me taire,
pardonnez au Narcisse, au péché et au monde,
oui, allumez un cierge et priez pour la terre,
que la gelée d'hiver ne la blesse pas trop,
qu'avril lui rende encore ce qui revient aux fleurs,
que la nuit lui devienne un drapeau sur la tour,
flottant dans la clarté au moment des étoiles,
afin que les amants l'aiment, pour la douleur.
Si cruellement jeune, et mûri tout d'un coup,
je ris jusqu'au sang et je pleure du sang,
abandonné par Dieu et de Dieu m'éloignant,
je vous écris, Carine, et ne sais si je vis ..."
(Les vers cités dans ce texte ont été traduits par Charles Moisse.)