La poésie qui ne courbe pas l'échine
"Je n'aime pas la poésie qui, pareille à de l'eau sucrée vient tomber parmi la misère d'un siècle qui se désespère", écrit dans un poème intitulé "Strophes littéraires" le poète tchèque Josef Svatopluk Machar. Il n'est pas un poète virtuose, il ne cherche pas à exprimer par les vers la beauté du monde et les plaisirs de la vie. Comme s'il voulait rejeter tout ce qu'il y a de gracieux et de féminin dans la poésie et le remplacer par la virilité de la pensée et du langage. Sa figure énergique et sombre domine au début du XXème siècle les belles lettres, le journalisme et même la politique en Bohême. Son style caractérisé par une certaine rudesse et le sarcasme s'impose parce que le lecteur entend sous les mots durs des accents de vérité.
Il ne reviendra en Bohême qu'à la fin de la Première Guerre mondiale, et ce sera un grand tournant dans sa vie. C'est lui qui, le 28 octobre 1918 au Théâtre national de Prague, annoncera au peuple que l'Autriche-Hongrie s'est effondrée et que les Tchèques ont recouvré leur liberté. Il passera de la théorie à la pratique, le critique deviendra homme d'action, le poète se transformera en haut fonctionnaire. Sa poésie ne sortira pas indemne de la grisaille bureaucratique et le poète poursuivra sa route vers la désillusion, l'amertume et la solitude ...
Le premier recueil de poésies de Josef Svatopluk Machar intitulé "Confiteor" paraît en 1887. La critique fustige ces vers d'un débutant, mais plusieurs écrivains connus dont Alois Jirasek, Jan Neruda et Jaroslav Vrchlicky ne se trompent pas. Ils se rendent compte qu'un poète véritable est né, un poète qui déteste tout ce qui est artificiel, poète qui n'hésite pas à blesser ses lecteurs parce que lui-même est blessé. Ses élans lyriques sombrent presque aussitôt dans le désenchantement ce qui est pour beaucoup un argument suffisant pour le qualifier d'individualiste et de cynique. La poésie, d'après lui, doit être souveraine, ne doit servir ni les hommes ni les idéologies. Elle doit être un miroir sévère de son époque et des âmes humaines et ne doit jamais s'abaisser au niveau d'une gouvernante des fils et des filles des bourgeois.
Après avoir lu "Confiteor", la femme de lettres tchèque Karolina Svetla passe toute une nuit en pleurant, car elle se rend compte que ce jeune homme de talent vient de détruire un idéal patriotique. Jusqu'à la parution de ce recueil on concevait la littérature et les arts tchèques comme la plus belle expression de la vie nationale qui donnait la fierté aux Tchèques et raffermissait leur unité. Les vers de Machar dévoilent que cette unité n'est désormais qu'une de ces illusions contre lesquelles le poète brandit sa plume.
Après "Confiteor" Machar publie "Quatre livres de sonnets" et il se lance dans la poésie politique. Les recueils "Satiricon" et "Guerriers de Dieu" sont des analyses très personnelles de la vie en Bohême et de la politique tchèque de son époque et aussi des satires mordantes de la morale petite-bourgeoise. Il a l'ambition d'écrire, comme Victor Hugo, un vaste cycle de poèmes qui retracerait toute l'histoire de l'humanité depuis l'Antiquité jusqu'aux temps modernes. Il écrira donc une longue série de portraits psychologiques de grandes personnalisé de l'histoire et l'appellera "La Conscience des siècles". Simultanément il continue à commenter et à critiquer dans ces articles la vie politique et culturelle, il donne son avis sur la littérature tchèque de son temps et ne ménage nullement ses collègues écrivains en provocant tantôt les sympathies et l'enthousiasme, tantôt le refus, l'hostilité et l'incompréhension.
Les femmes ont profondément marqué la vie de Josef Svatopluk Machar. Sans ses amitiés féminines son existence aurait perdu beaucoup de son éclat et de son intérêt. Toute la première partie de "Confiteor" intitulée "Chapitres de mon roman" raconte l'amour inaccompli du poète pour une jeune femme. De nombreux poèmes retracent cet amour et la profonde blessure que cette jeune beauté de bonne famille assène au poète en épousant un autre homme. Mais la première femme de sa vie et sans doute aussi la plus importante est sa mère. Il est né en 1864 dans la ville de Kolin. C'est dans cette ville qu'il passe les premières six années de sa vie. Il adore sa mère mais il n'arrive pas à lui dire son amour. Josef Svatopluk n'a que 15 ans lorsque son père meurt en laissant sa femme seule avec cinq enfants. La situation matérielle de la famille est précaire, mais la mère accepte son sort avec courage. Au seuil de la pauvreté, l'amour de son fils s'enrichit encore d'une grande admiration pour elle. "Ma mère traversait la vie presque sans paroles comme si quelque chose l'empêchait de parler, mais c'était l'époque où la fleur de son âme s'est épanouie," dira le poète plus tard.
Il se marie jeune en épousant en 1889 Hedva Maresova, qu'il appelle "ma princesse au cheveux d'or". Juste après le mariage, le jeune couple part pour Vienne où il restera 28 ans. Deux filles naîtront de se mariage qui finira dans le désenchantement. D'autres femmes traverseront la vie du poète, certaines comme des étoiles filantes, c'est le cas de la courte liaison avec la romancière Ruzena Svobodova, d'autres comme des amies fidèles. En 1911 il fait connaissance de Marie Kubatova, femme mariée, qui se séparera de son mari, pour devenir pendant de longues années une amie affectueuse et une compagne attentive du poète.
Machar est loin d'être indifférent aux problèmes des femmes de son temps. A partir des années 1880 il s'intéresse à la question féminine. La vie douloureuse des femmes lui inspire le livre "Les Roses devraient fleurir ici". Il veut que la femme soit libre et moderne, il veut la débarrasser des préjugés et se révolte contre sa prétendue infériorité. "Ouvrez les fenêtres et les portes, demande-t-il, faites la sortir des prisons de la stupidité, du passéisme, de l'argent, de l'hypocrisie et du patriotisme de pacotille. Permettez-lui d'être d'abord un être humain et elle sera aussi femme et femme tchèque..."
En 1919 Machar, ami et collaborateur du président tchécoslovaque Tomas Garrigue Masaryk accepte le poste d'inspecteur général de l'Armée tchécoslovaque qui vient de se constituer. Sa nouvelle tâche l'engloutit complètement, comme si la vie en dehors de l'armée cessait d'exister. Et lorsqu'il donnera sa démission, au lendemain de son 60ème anniversaire, il ne recouvrira plus son énergie créatrice. Il lui reste à vivre encore 18 ans, période pendant laquelle il sombrera progressivement dans l'isolement et l'oubli. Il révisera ses opinions, perdra ses espoirs et brandira sa plume critique même contre le président Masaryk considéré généralement comme le père de la nation tchécoslovaque. Il mourra en 1942 au milieu de la Deuxième guerre mondiale, réduit au silence par la censure, surveillé par les nazis, mais fidèle aux vers de sa jeunesse:
Je n'aime pas ces poésies
sans reproche et bien rangées
qui courbent la nuque et l'échine
devant le temps comme laquais ....
Les vers cités dans ce texte ont été traduits en français par Jacques Gaucheron.