Légendes de Prague
L'année nouvelle commence, l'an 2003 n'est plus, vive l'an 2004. De quoi faut-il parler à cette occasion dans une rubrique littéraire, quel thème faut-il choisir pour être à la hauteur d'une telle situation? Il était difficile de trouver un sujet digne de ce moment exceptionnel. Finalement, j'ai décidé de fêter le début de la nouvelle année en revenant aux sources. Et comme c'est la légende qui est la source de toute littérature, je vous parlerai aujourd'hui des vieilles légendes de Prague qui nous ont été laissées par nos ancêtres, qui passaient de génération en génération et qui sont encore aujourd'hui profondément enracinées dans la conscience nationale des Tchèques.
Laissons les doutes aux historiens. Bien sûr, on ne peut pas demander à la légende d'être fidèle à la vérité historique, car elle reflète souvent les élans et les désirs secrets des peuples, elle se situe plus près de la fable philosophique que du traité d'histoire, elle est l'oeuvre de plusieurs générations d'auteurs dont chacun y apporte sa propre sagesse et sa propre fantaisie. Oeuvre collective, la légende révèle l'âme collective d'une communauté, et elle est la première manifestation du génie littéraire d'un peuple. Elle réserve bien entendu une large place à la poésie. "Le destin du peuple tchèque se reflète dans ces récits consacrés à la capitale du Royaume... », lit-on dans le recueil des vielles légendes de Prague, recueil qui promet au lecteur de le faire entrer dans l'univers merveilleux de la Prague ancienne, avec ses récits d'aventures et d'amour.
On peut distinguer plusieurs ensembles de légendes pragoises, inspirées souvent par un personnage ou une période historique. C'est la princesse et prophétesse légendaire Libuse qui joue le rôle principal dans la série de récits évoquant la fondation et les premières années de l'existence de la ville. Un autre ensemble de légendes est consacré au règne de l'empereur Charles IV et de son fils, le roi Venceslas IV, aux 14ème et 15ème siècles. Toute une série de récits est liée à saint Jean Népomucène, sa mort et les miracles attribués à ce célèbre martyr, et nous devons aussi beaucoup de légendes à l'empereur Rodolphe II de Habsbourg qui rend à la capitale tchèque, vers la fin du 16ème siècle, son importance et sa gloire ancienne, y attire des alchimistes et des magiciens de toute l'Europe et la pare de l'auréole de ville magique. Par contre, d'autres périodes historiques célèbres, comme par exemple celle des guerres hussites au 15ème siècle, considérée comme une période glorieuse du peuple tchèque, ne suscitent pas beaucoup de légendes. Peut-être n'étaient-ce pas des périodes de fantaisie mais plutôt de réalité.
"Je vois un grand Château dont la gloire monte jusqu'aux étoiles," dit un jour la princesse Libuse prise d'une exaltation subite et elle poursuit: "La rivière Vltava se fraie un chemin à ses pieds. C'est là qu'il vous faut aller. Au profond de la forêt, vous trouverez un homme en train de tailler le seuil de sa maison. Voilà où vous édifierez un château que vous nommerez Praha (Prague) d'après le mot désignant le seuil. Et comme tout seigneur baisse la tête pour franchir le seuil d'une demeure, ainsi les plus grands de ce monde la baisseront-ils devant ce château." Inutile d'ajouter que la prophétie de la princesse est prise au sérieux. On se met en route, on trouve l'homme taillant le seuil de sa maison et on y érige, sur la rive gauche de la Vltava, un château en bois plus vaste et plus somptueux que Vysehrad, résidence du prince Premysl et de son épouse Libuse. Et la gloire de Prague ne tarde pas à se répandre dans des contrées lointaines. Jusqu'ici donc la légende.
"Une prophétesse, vestale à tresses, à la fois gardienne du foyer, barde et muse", c'est ainsi que Xavier Galmiche caractérise la princesse légendaire. "Elle pressent la première le destin glorieux de sa descendance, et, saisie de transes, déclare que Prague, où 'sa race demeurera à jamais' connaîtra 'une gloire qui atteindra les étoiles'". Et Xavier Galmiche de réfléchir sur l'origine véritable du nom de la capitale tchèque: "Le nom de Prague lui-même, 'Praha' au féminin, évoque, par quelque étymologie qu'on l'explique, la question de l'origine: les érudits entendent dans 'praha' 'lieu désolé, desséché', et tel était, selon les reconstitutions, le site où s'élève actuellement le château: la toponymie porte donc les signes de la difficile histoire de la civilisation; la science populaire, elle, préfère rapprocher 'praha' de 'prah', le seuil, où elle reconnaît la position première d'une ville écartelée entre l'Orient et l'Occident, l'antique et le moderne, l'or des mythes et la grisaille du réel. Quoi qu'il en soit, Prague porte l'hérédité de la prêtresse légendaire en devenant comme il avait été présagé 'ville d'or', 'ville aux cent tours', et plus tard 'mère des villes', ou tout simplement 'la petite mère'."
Faute de temps, je ne peux évoquer ici que quelques-unes de ces légendes, de ces récits tantôt glorieux, tantôt tragiques, qui illustrent l'évolution de la capitale d'un petit peuple slave au centre de l'Europe. Dès le début, le ton est donné par les prophéties de Libuse. Selon un récit, la princesse légendaire jette dans les eaux profondes de la Vltava sous le rocher de Vysehrad le berceau d'or de son fils Nezamysl en disant: "Cache-toi, cache-toi, le jour viendra où les larmes de ceux qui habitent ce pays te feront remonter à la surface pour que tu puisse accueillir des mains de bonnes gens un enfant qui sauvera la nation et le pays." Le miracle prédit par Libuse se produit pour la première fois à la naissance de Charles IV. Les eaux de la Vltava s'ouvrent comme une fleur de rose pour offrir le berceau au nouveau-né. A sa mort, le berceau disparaîtra de nouveau pour attendre un autre enfant élu pour sauver son peuple.
Parmi les légendes les plus intéressantes, il faut citer celle qui raconte la révolte des femmes contre les hommes après la mort de Libuse. Les jeunes filles menées par Vlasta, une amazone haïssant tout ce qui est masculin, décident de se libérer de l'oppression du sexe fort et déclarent aux hommes une guerre sans merci. Elles construisent un château où elles s'exercent au combat et au tir à l'arc et elles n'hésitent pas à se servir de la ruse et de la trahison pour parvenir à leurs fins. En utilisant comme appât la belle Sarka, elles réussissent à capturer et même tuer Ctirad, un des compagnons du prince Premysl. Les hommes pris au dépourvu n'arrivent pas, au début, à faire front à la haine des jeunes filles. Il y en a beaucoup qui meurent dans cette guerre entre les sexes mais, enfin, ils se ressaisissent et noient la révolte des jeunes filles dans le sang.
Une autre légende des plus populaires, dont l'authenticité est parfois mise en cause, est un hommage rendu à un cheval ou plus précisément à la fidélité et à l'amour d'un cheval pour son maître. Un gentilhomme nommé Horymir, qui s'insurge contre le prince Kresomysl, est condamné à mort. Il doit être exécuté dans l'enceinte du château de Vysehrad mais, avant d'être décapité, il demande au prince l'autorisation de se promener pour la dernière fois à cheval. On lui amène donc son cheval nommé Semik. Horymir saute en selle et d'un saut vertigineux il franchit les remparts et même l'abîme sous les rochers qui baignent dans la Vltava. Face à cet exploit miraculeux, le prince, pris de remords, envoie ses messagers pour faire savoir à Horymir qu'il est pardonné.
La popularité de ces légendes est étonnante. Comme il arrive souvent, la fiction s'entrepose entre nous et l'histoire, la fiction fait pâlir la réalité historique. Il est difficile de se débarrasser de cette vision du passé de la capitale tchèque que nous avons trouvée dans les légendes. En visitant le château de Prague, le rocher de Vysehrad, en regardant les méandres de la Vltava ou le panorama de la ville, nous, qui avons été abreuvés par ces légendes dans notre enfance, sommes subitement assaillis par toute une foule de personnages hauts en couleurs que notre fantaisie a liés à jamais avec cette ville.
Encore aujourd'hui, à une époque qui n'est pas propice à la fantaisie, nous vivons avec eux, ils partagent nos vies. Rien d'étonnant que cette présence magique soit perçue surtout par les artistes. D'ailleurs, les artistes doivent à ces légendes les plus belles inspirations. La littérature, le théâtre, la musique, les arts plastiques tchèques du 19ème siècle sont littéralement investis par les sujets et les personnages tirés de ces légendes, sans eux les oeuvres de Smetana, de Jirasek, de Vrchlicky, de Ales seraient infiniment plus pauvres. Ils surgissent également, en plein 20ème siècle, par exemple aussi bien dans des romans de Meyrink que dans ceux de Daniela Hodrova ou dans les films de Jiri Trnka et de Jan Werich. Même les Français sont sensibles à leur présence. Il y a quelques années, par exemple, un roman sur la guerre des jeunes filles est paru en France et l'écrivain Sylvie Germain, qui a vécu pendant quelques années à Prague, a évoqué, elle aussi, la princesse Libuse dans son récit « La pleurante des rues de Prague ». On dirait que ces légendes ressemblent à ce berceau d'or qui n'en finit pas de remonter des eaux profondes du passé pour éclairer nos vies par la fantaisie et pour nous rappeler les enchantements de l'enfance.