Eva Kantůrková : « Je suis une personne obstinée et désobéissante »

Eva Kantůrková, photo: Petra Čechová, ČRo

« Je ne prends pas en considération le risque. Parfois je suis intransigeante et je fais des choses qui ne sont pas avantageuses pour moi. J’agis sans tenir compte des conséquences possibles. » C’est ainsi que se dépeint l’écrivaine Eva Kantůrková et toute sa vie et toute son œuvre prouvent que ce ne sont pas de vains mots. Récemment, cette doyenne de la littérature tchèque a fêté son 90ème anniversaire.

Eva Kantůrková,  photo: Petra Čechová,  ČRo

Entre une mère communiste et une grand-mère catholique

'Je suis une personne obstinée et désobéissante',  photo: Host
L’enfance d’Eva Kantůrková (1930) a été bien particulière. Ses parents divorcent un an après sa naissance et son éducation est confiée tour à tour à une gouvernante, à sa grand-mère et à d’autres parents, et elle passe même quelque temps dans un couvent. Tiraillée entre sa mère communiste et sa grand-mère catholique, la petite Eva n’est pourtant pas une enfant malheureuse. Loin de là. Par la suite, elle sera même reconnaissante pour la richesse des expériences souvent contradictoires de son enfance singulière et désordonnée. Elle est une petite fille têtue car depuis le début, c’est l’obstination qui est le trait majeur de son caractère. Elle dira beaucoup plus tard :

« L’entêtement est une absence d’instinct de survie. Vous tenez à certaines valeurs même si vous risquez de prendre une raclée. Quand je devais décider s’il fallait envoyer par la poste secrète un manuscrit à l’étranger, le manuscrit a toujours fini par être envoyé, parce que je me suis toujours dit que le régime pouvait aller se faire voir. Et j’ai fini en prison pour avoir écrit un livre. C’est tout simplement une hiérarchie des valeurs. »

Une communiste précoce

La mère d’Eva est une écrivaine connue. Lorsque sa fille atteint l’âge de 16 ans, elle la fait inscrire au parti communiste, convaincue, sans doute, que c’est le mieux qu’elle puisse faire. Et puis les événements se précipitent. En février 1948, les structures fragiles de la démocratie tchécoslovaque s’effondrent et les communistes prennent le pouvoir dans le pays. La jeune fille ne s’étonne pas trop de ces changements survenus à une période où rien n’est stable et tout change :

« On n’arrive pas à saisir l’importance des tournants historiques au moment où ils arrivent. Ces changements me semblaient comme des événements naturels auxquels je pourrais participer si je voulais. Ce n’est qu’après le commencement des procès politiques que nous nous sommes rendus compte que c’était le début du régime totalitaire. »

L’homme de sa vie

Jiří Kantůrek et Václav Havel,  photo: Archives de ČRo
Membre du parti communiste avant d’atteindre la maturité, la jeune Eva cherche sa place dans le monde. Après avoir renoncé à son projet de devenir comédienne, elle collabore avec le journal Mladá fronta, puis elle étudie l’histoire à l’université Charles. Elle se marie très jeune et elle a deux fils. Plus tard, elle dira : « Une enfant a eu des enfants ». Son premier mariage ne dure pas longtemps et elle divorce parce qu’elle rencontre l’homme de sa vie. Il s’appelle Jiří Kantůrek, il est journaliste et reporter à la télévision et c’est un grand amour qui ne déclinera plus. Avec Jiří Kantůrek, son second mari qui l’aime et la comprend, Eva Kantůrková se sent assez forte pour faire face aux épreuves que le sort lui réserve. Grâce au soutien de cet époux et ami intime, elle peut se lancer dans la création littéraire et devenir, dès 1967, écrivaine à plein temps. Après des articles et des feuilletons dans des journaux, elle passe au conte et au roman.

Parmi les personnages de ses romans il y a, entre autres, la mère d’une adolescente qui s’effondre psychiquement après le départ de son mari, un fonctionnaire ministériel qui cherche la solution à ses problèmes dans le suicide, un journaliste de gauche qui fait face à la désillusion après l’effondrement des valeurs qui étaient les siennes. A ce dernier personnage, l’auteure a donné sans doute beaucoup de ses propres expériences et de ses propres désillusions.

On ne finit pas en prison quand on est ennuyeux

'Mes amies de la maison triste',  photo: Československý spisovatel
Lors de l’euphorie générale du Printemps de Prague qui apporte en 1968 une certaine libéralisation politique, Eva Kantůrková reste plutôt sceptique parce qu’elle se rend compte de la fragilité et de l’isolement de ce processus. L’occupation de la Tchécoslovaquie par les armées du Pacte de Varsovie en août 1968 lui donne raison. Elle quitte le Parti communiste, signe la Charte 77 et devient même porte-parole de ce mouvement de dissidents pour le respect des droits civiques. Interdite de publication, elle ne se laisse pas réduire au silence et cherche à publier ses textes à l’étranger ce qui lui vaut un procès politique et une année en prison. Après sa sortie, elle écrira un livre intitulé Přítelkyně z domu smutku - Mes amies de la maison triste qui est probablement son chef d’œuvre. La prison est devenue pour elle une abondante source d’inspiration :

« C’était pour moi une véritable école de la découverte des destins et des caractères. Je n’ai connu nulle part ailleurs tant de sorts humains, de tragédies, d’histoires amusantes et de gens intéressants comme dans les cellules de la prison de Ruzyně. On ne finit pas en prison quand on n’a rien commis, quand on est ennuyeux. Et puis on s’y trouve dans une situation tellement humiliante qu’on doit s’en libérer en parlant. Je savais écouter et, la nuit, les détenues venaient dans mon lit pour parler, pour se confier. J’ai appris énormément de choses sur elles, sur leurs problèmes et leurs malheurs. Cela a été pour moi une véritable école de la vie. »

Une courte carrière politique

Photo: Československý spisovatel
La révolution de 1989 et la chute du régime communiste ouvrent à Eva Kantůrková de nouvelles perspectives. Elle peut enfin s’exprimer librement et publier les textes qui ne sont sortis qu’en samizdat. Elle ne veut pas rester à côté du processus épineux du rétablissement de la démocratie dans son pays et prend sa part de responsabilité en devenant, entre 1990 et 1992, députée du Conseil national tchèque. Cette période lui apporte de nouvelles expériences et lui permet de jeter un regard désabusé sur la politique :

« La politique ne permet que certaines choses. Par exemple en politique vous ne pouvez pas dire la vérité, on vous prendrait pour un simple d’esprit. En politique vous devez choisir une tactique, vous devez chercher un accord avec les autres, trouver un compromis. Autrement, vous êtes dans le pétrin et cela conduit à une guerre civile. »

Observatrice désillusionnée de la société de son temps

C’est donc dans la littérature qu’Eva Kantůrková voit désormais sa mission et son avenir. Elle continue à écrire des romans, des essais, des scénarios pour le cinéma et la télévision. Fascinée par la figure monumentale de Jan Hus, réformateur de l’Eglise qui a su mourir pour ses idées, elle lui consacre une grande monographie et plus tard aussi le scénario d’une série télévisée. Elle signe également le scénario d’un film sur Jan Palach, ce jeune homme qui s’est immolé par le feu pour réveiller son peuple de la léthargie et l’inciter à la résistance contre l’occupant soviétique. Veuve, depuis 1998, Eva Kantůrková publie un livre intitulé Nejsi (Tu n’es plus) qui est une déclaration d’amour à son mari disparu et aussi une tentative de combler le vide que l’absence de cet ami irremplaçable laisse dans sa vie.

Bien que l’âge ait atténué un peu son intransigeance, elle n’a pas perdu son esprit critique et jette sur la société actuelle un regard plutôt sceptique. Elle dénonce les abus de la société néolibérale et les inégalités sociales, elle défend la féminité contre la politique de genre, elle déclare ouvertement détester le politiquement correct. Elle peut se retourner désormais sur une longue vie et sur une œuvre riche qui s’est imposée sur la scène littéraire tchèque. Et elle continue à s’interroger sur les choses essentielles de la vie et sur les bases de notre civilisation :

Toute notre civilisation repose sur les fondements chrétiens qu’on le veuille ou non.

« Nous faisons partie du monde chrétien. Même si j’étais une athée invétérée, je devrais respecter toujours les Dix Commendements parce qu’ils font partie de nos lois. Toute notre civilisation repose sur les fondements chrétiens qu’on le veuille ou non. Je ne peux pas dire que je sois athée, mais je ne crois pas en l’Eglise. Je perçois l’éthique que nous a apporté le christianisme comme vivante et non pas comme quelque chose qui nous a été imposé. Elle passe de génération en génération et c’est elle qui est à l’origine de notre civilisation. »