Sauvons le château de Jezeří !

Château de Jezeří
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Dans notre rubrique touristique, partons à la découverte d’un endroit particulier de la région d’Ústí nad Labem, au nord de la Bohême. Cette région, qui abrite deux des plus grandes villes industrielles du pays, et enregistre une des plus grandes activités d’exploitation minière, y cache des joyaux du patrimoine tchèque. Nous allons porter notre attention sur le château de Jezeří. Situé aux confins des Monts Métallifères, ce lieu a été par le passé un des plus importants épicentres culturels du pays, mais, du fait de son état délabré avancé, il se trouve à l’heure actuelle toujours menacé par la possible levée des limites d’extraction.

L’illustre héritage du château de Jezeří

Château de Jezeří,  photo: Ministr,  CC BY-SA 3.0 Unported
Après avoir traversé la ville de Litvínov, nous voilà à quelques 12 kms dans le village pittoresque de Horní Jiřetín. De là, nous empruntons la silencieuse vallée boisée, et après plus de 6 km, nous arrivons au château de Jezeří, dont les tours se confondent avec les cimes des arbres. Nous découvrons alors à nos pieds un paysage lunaire. Nous ne sommes pas sur la lune, mais bien à quelques mètres seulement de l’un des plus grands gisements miniers en République tchèque, la carrière ČSA (propriété de l’entreprise Severní Energetika). Si la vue depuis le château de Jezeří sur la mine, où circulent des dizaines de camions, est impressionnante, l’imposant bâtiment ne l’est pas moins. Originaire du village d’Albrechtice, village situé au pied du château mais démoli depuis, Hana Krejčová, conservatrice du château de Jezeří depuis dix-neuf ans, en a révélé davantage sur son histoire :

Château de Jezeří en 1882
« Le château a une histoire très riche, car initialement se trouvait à cet emplacement un château datant du XIVe siècle, le « château du lac » (jezero signifiant lac en français, ndlr). Puis, il a été reconstruit en un château de style Renaissance, et par la suite aménagé en château baroque ; un remaniement baroque qui est resté visible à l’extérieur jusqu’à nos jours, à savoir cette forme typique en H du château. Mis à part le fait que le château a continuellement été habité depuis le XIVe siècle, hormis la période de la Seconde Guerre mondiale et du communisme, il fait partie de l’un des plus grands bâtiments de ce type. Il possède 260 pièces sur neuf niveaux, ce qui en fait une construction colossale. Bien évidemment, l’architecture est remarquable, car il s’agit d’une architecture baroque italienne. »

Le style baroque, axé sur des traits réguliers, était traditionnellement entouré d’un paysage très cultivé, et celui du château ne fait pas exception. A l’époque, l’environnement naturel s’étendait sur une superficie de 500 hectares, comprenant à la fois des réserves de chasse, des parcs zoologiques, et une soixantaine d'ouvrages hydrauliques et cascades. Le parc était alors considéré comme un des plus beaux parcs en Bohême, notamment parce que tout cet ensemble paysager venait se greffer aux pentes des Monts Métallifères. Au XIXe siècle, le fils de la célèbre écrivaine, Božena Němcová, Karel Němec, a notamment été l’expert jardinier du château.

Château de Jezeří | Photo: Denisa Tomanová,  Radio Prague International
Située près de la frontière allemande, le château de Jezeří a évolué au cours des siècles en un important carrefour culturel. Rares sont les endroits qui peuvent se targuer d’avoir accueilli une telle pléthore de personnalités, qui ont influencé la culture européenne et contribué à son essor. Le château de Jezeří a tout-à-fait sa place sur cette liste. Hana Krejčová poursuit :

« Il s’agit vraiment d’une pléiade de personnalités connues et ce non seulement en Bohême mais aussi dans le contexte de la culture et de l’histoire européenne. A partir du Moyen-Âge, soit depuis 1455, je pourrais citer, par exemple, le roi Georges de Bohême (Jiří z Kunštátu a Poděbrad, ndlr.), qui n’était pas encore roi à l’époque. Sinon, les autres têtes couronnées qui se sont rendues à Jezeří furent par exemple le prince Louis-Ferdinand de Prusse au XIXe siècle ou l’archiduchesse Marie-Louise d’Autriche. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le château a été transformé en camp d’internement pour les officiers des armées alliées. D’ailleurs, Pierre De Gaulle, le frère du futur président de la République française, Charles De Gaulle, y avait été retenu prisonnier, ainsi que le prince espagnol héritier du Monténégro. »

Le château de Jezeří, épicentre culturel du XVIIIe et XIXe siècles

Château de Jezeří,  photo: Denisa Tomanová
Tout au long de son existence, le château de Jezeří a donc une réputation culturelle indéniable, et les arts de la musique n’ont pas été mis de côté, comme le dévoile de manière passionnante, Hana Krejčová :

« Au XIXe siècle, Jezeří a été un centre musical remarquable, dépassant la renommée des frontières de la Bohême de l’époque. Il y avait également un théâtre. Puis c’est aussi ici que s’est déroulée la première privée de la Troisième Symphonie « Héroïque » de Beethoven, à l’occasion de la visite du prince Louis-Ferdinand de Prusse. Le compositeur Antonio Salieri parle lui aussi de Jezeří dans sa correspondance. Les frères compositeurs Pavel et Antonín Vranický se sont produits ici, l’oratorio La Création de Joseph Haydn a lui aussi été interprété dans ces murs. Et par exemple, Luigi Vasi, le premier interprète de Don Giovanni au Théâtre des Etats (Stavovské divadlo), y a chanté à deux reprises cet air de Mozart. Donc l’importance de Jezeří en matière musicale est colossale. »

Ludwig van Beethoven a notamment dédié à Franz Joseph Maximilian von Lobkowitz, son mécène et propriétaire du château à l’époque de son plus grand essor, trois de ses neuf symphonies, dont la Symphonie Héroïque No 3 et, un des morceaux les plus célèbres au monde, la Cinquième Symphonie, dite la Symphonie du Destin. Parmi les autres personnalités de renom qui ont laissé leur empreinte sur le sol du château, rappelons notamment le philosophe allemand Goethe ou l’écrivain italien Giacomo Casanova, décédé dans la ville de Duchcov, située à une vingtaine de kilomètres du château.

Château de Jezeří,  photo: Denisa Tomanová
Le cinquième ministre des Affaires étrangères (1940-1948), Jan Masaryk, fils du premier président tchécoslovaque Tomáš Garrigue Masaryk, avait lui aussi sa propre chambre à Jezeří, car Max Lobkowitz, dernier propriétaire du château, était pour sa part ambassadeur de la Tchécoslovaquie à Londres, pour le gouvernement d’Edvard Beneš. Confisqué aux Lobkowitz par les communistes à la fin de la Seconde guerre mondiale, le château a de nombreuses années été laissé à l’abandon par l’Etat. Après sa nationalisation par l’armée en 1948, le château a continuellement subi le sort d’une détérioration voulue par le régime, qui voulait faire disparaître le château de la conscience des gens ordinaires et surtout de celle des spécialistes. En raison de sa localisation géographique près de la ville industrielle de Most et de sa proximité avec la carrière à ciel ouvert, le château de Jezeří a directement été visé par les projets d’extraction du charbon dans toute la région, contribuant à la création d’un sentiment d’indifférence. Avec l’intensification de l’activité minière dans la deuxième moitié du XXe siècle, les villages situés au pied du château, comme Dřínov ou Albrechtice ont petit à petit disparu. Hana Krejčová explique :

« Avec l’influence des extractions minières, le château de Jezeří aurait dû être rayé de la carte. On envisageait même de le démolir. Depuis les années 1950, l’état de Jezeří s’est détérioré continuellement. Toutefois, l’histoire récente, liée à la Révolution de velours, représente une rupture. Il a été décidé que l’on procéderait à sa rénovation. On a commencé à en parler, et des personnalités politiques sont alors venues, comme le prince Charles en 1991, la reine Beatrix des Pays-Bas ou aussi Václav Havel. »

Vers un futur meilleur, malgré la menace constante de « l’éternel recommencement de l’histoire » ?

Ville de Most,  photo: Denisa Tomanová
La stratégie de détérioration voulue par le régime communiste, allant de pair avec les gisements de charbon situés à quelques pas, semblait être clairement défavorable au futur du château. Avec le temps, la majeure partie du mobilier a été revendue, et s’est alors totalement perdue. Pour expliquer cette volonté de délabrement, Hana Krejčová compare sa situation à celle de l’ancienne ville royale de Most, qui a complètement été détruite dans les années 1970, puis reconstruite plus loin. A l’époque, l’église de l’Assomption-de-la-Vierge a même été déplacée de quelques centaines de mètres d’un endroit à l’autre. Hana Krejčová :

« Cet abandon voulu peut être mis en parallèle avec l’histoire de Most. Etant donné que l’on n’investissait pas dans la ville, qu’on la laissait se détériorer, on a dit aux habitants qu’elle était vieille et laide, qu’ils seraient contents de la démolition de la ville et qu’ils déménageraient dans de nouveaux HLM. C’est à cause de cela que l’une des villes les plus précieuses, la ville royale de Most, qui peut être considérée au même niveau que la ville de Český Krumlov, a disparu. Donc le modus operandi a été similaire : en ayant laissé le château de Jezeří se détériorer, il est plus facile de justifier sa suppression totale et le rayer définitivement de la carte. C’est pour cette raison que le château de Jezeří a fini dans cet état. Le fait qu’il se trouve toujours dans cet état, c’est notamment dû au fait que l’on y sente toujours cette proximité de l’influence des sociétés d’extraction. Jezeří est une affaire politique, surtout à l’heure actuelle. »

Vue sur la ville de Horní Jiřetín,  photo: Denisa Tomanová
La question de la levée des limites d’extraction est toujours à l’ordre du jour en République tchèque. Cette menace pèse continuellement non seulement sur Jezeří mais aussi sur de nombreux villages de la région d’Ústí nad Labem comme Horní Jiřetín. Hana Krejčová espère néanmoins que le château de Jezeří obtiendra bientôt la reconnaissance qu’il mérite en tant que monument culturel national, afin de pouvoir bénéficier notamment de subventions européennes. Même si l’impression parfois donnée, et ce notamment de la part des autorités, est de privilégier des châteaux de renom au détriment d’autres, ce serait un tort que d’établir des échelles de valeur pour ces bijoux architecturaux. Car qui sait si ces murs décrépis ne possèdent pas eux aussi une place indéniable dans l’histoire du pays. Avec près de 20 000 visiteurs par an, le château de Jezeří n’a pas encore dit son dernier mot.

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