Les « enfants bananes », les jeunes Vietnamiens de République tchèque entre deux mondes
50 000, c’est le nombre de ressortissants vietnamiens officiellement recensés en République tchèque. Même si l’on n’en connaît pas le nombre exact, ce chiffre officiel en fait la troisième plus importante communauté étrangère en République tchèque. La plus importante vague d’immigration du Vietnam vers la Tchécoslovaquie, deux pays « frères » sous le communisme, remonte au début des années 1980. Ces « anciens Vietnamiens » qui sont restés ont eu des enfants. Des enfants qui ont grandi depuis, sont bilingues, réussissent leurs études, s’apprêtent à rentrer dans la vie active. Et sont en passe de devenir la nouvelle élite tchèque. Mais derrière cette réussite, se cache aussi parfois un difficile équilibre entre deux cultures.
On les appelle « Banánové děti », ou en français, les « enfants bananes »… Les « enfants bananes » ce sont les enfants issus de l’immigration vietnamienne qui ont grandi en République tchèque. « Enfants bananes », parce qu’ils sont perçus comme « jaunes à l’extérieur et blanc à l’intérieur ». Certains d’entre eux trouvent l’expression injurieuse. D’autres, au contraire, se la sont appropriée parce que, pour eux, elle explique parfaitement leur état d’esprit.
C’est le cas de Linda, une étudiante de 21 ans, qui dit d’elle-même qu’elle est un exemple-type d’« enfant banane » :« Vous vivez continuellement dans deux mondes parallèles : si je suis à Prague, je suis totalement blanche, parce que je n’utilise quasiment pas le vietnamien. Mais par exemple à l’école, vous parlez tchèque, ou vous apprenez l’anglais, vous avez des copains tchèques. Avec de la chance vous avez des copains vietnamiens, donc vous mélangez encore…Après l’école, vous rentrez chez vous : vous parlez vietnamien, vous regardez des films vietnamiens, vous lisez des journaux vietnamiens… Vous allez faire vos devoirs, et là, rebelotte en tchèque. »
Linda est une « enfant banane » un peu atypique quand même. Elle mène une vraie réflexion sur la question, par l’intermédiaire d’un blog qui traite avec humour et franchise des problèmes rencontrés par cette génération de jeunes pris entre deux feux.
Comme beaucoup de jeunes Vietnamiens, elle se présente au quotidien comme Linda, et non pas Duong Nguyen Thi Thuy. Trop difficile à prononcer. Paradoxe des paradoxes, raconte-t-elle sur son blog, ses amis tchèques la surnomment Lin, « pour faire plus asiatique ». Certains ont reçu leur nom d’emprunt des parents, signe de leur volonté de faciliter l’intégration future de leurs rejetons. D’autres enfants encore l’ont reçu de leur nounou tchèque, autre signe d’une intégration économique réussie.
S’intégrer par le travail. Un des piliers des premières vagues d’immigration vietnamienne. Pour les enfants des migrants, nés en République tchèque, ce sera l’éducation qui fera gravir les échelons de la société. Si les parents ont vendu leurs produits dans un cabanon, on attend des enfants qu’ils soient entrepreneurs ou commerçants dans un magasin « en dur ». D’où une certaine pression des familles par rapport au type d’études à suivre, comme l’explique Linda :
« Nous sommes un peuple pragmatique. Etudier la philosophie, c’est considéré comme futile. Ma famille est une exception, si j’avais décidé de faire des études d’histoire de l’art, mes parents ne m’en auraient pas empêchée, ils sont assez libéraux et tolérants. Moi j’étudie les relations internationales et les études européennes, une matière que choisissent fréquemment ceux qui vivent à l’étranger. »C’est sur les épaules des enfants que repose l’avancée sociale de la famille, mais c’est aussi souvent eux qui font le lien entre les parents et l’environnement tchèque. Encore une position d’équilibriste souvent difficile, comme l’explique Jiří Kocourek, traducteur et sociologue, spécialiste du Vietnam :
« Les enfants qui servent d’intermédiaire aux parents, ça a pas mal de désavantages…Par exemple si un élève reçoit une sale note en classe, il peut traduire comme ça l’arrange. Et d’un autre côté, les enfants se retrouvent à devoir s’occuper de problèmes administratifs. Sinon, de manière générale, l’école a tendance à les intégrer au niveau de l’éducation. Ils ont une capacité à engranger beaucoup d’informations et souvent d’avoir de meilleures notes que les élèves tchèques. Mais l’école oublie l’aspect social des élèves… C’est là que réside le problème : les parents font vivre leurs traditions à la maison et l’école, elle, leur inculque le mode de vie tchèque. Les élèves sont obligés d’apprendre à vivre dans ces deux milieux. »
Deux milieux qui se côtoient mais souvent ne se mélangent pas. Tran Phuong Nhung a 23 ans et suit un cursus d’études de langue et civilisation tchèques. Si elle se sent complètement à l’aise dans les deux communautés, au point de vouloir justement faire le lien en devenant traductrice, pour Phuong Nhung, difficile toutefois d’envisager une relation avec un Tchèque :
« Je n’ai rien contre les Tchèques, ils me plaisent bien sûr, mais je ne suis jamais sortie avec un Tchèque. Je ne sais pas comment mes parents réagiraient mais je pense qu’ils préféreraient que j’ai un petit ami vietnamien. Ce n’est pas qu’ils font la différence, mais je pense qu’ils auraient peur qu’avec un Tchèque, on ait du mal à se comprendre. Tchèques et Vietnamiens ont des cultures différentes. »
Dans son blog, Linda évoque ouvertement le problème des couples mixtes :
« Officiellement, il y en a peu. Mais bon, dans notre communauté c’est toujours officiellement autrement. Dans les couples mixtes où la fille sort avec un Tchèque, en général, ils doivent se cacher. Les parents ont peur : ils voient les statistiques des divorces, or la relation familiale est importante chez nous. Ils ont peur que nous perdions nos racines… »
Et si les parents sont plus libéraux, comme ceux de Linda, le problème se situe ensuite ailleurs :
« Pour moi le plus gros problème c’est la communauté. Si je ramenais un Tchèque à la maison, ce qui voudrait déjà dire beaucoup, mes parents l’accepteraient, mais je vois déjà la communauté s’emballer, les ragots, mes parents invités çà et là à qui on demande : ‘comment c’est possible ?’. C’est terrible, c’est comme si vous sortiez avec Brad Pitt ! »
Malgré cette vie parallèle, la plupart des « enfants bananes » reconnaissent cependant que cette double culture est une richesse qui les ouvre au monde. Eva, 14 ans, a déjà une idée bien arrêtée sur son avenir :
« J’aimerais être architecte d’intérieur et travailler en Angleterre ou aux Etats-Unis. »
Eva étudie à l’école britannique de Prague. Tout comme Linda et ses études internationales qui la mèneront l’an prochain en France à Sciences Po, pour certains jeunes Vietnamiens de République tchèque, la voie médiane se trouvera peut-être ailleurs. Ni au Vietnam, ni en République tchèque.