SAPA, le grand marché vietnamien de Prague à la croisée des réseaux
SAPA est le nom du grand marché couvert vietnamien de Prague. Situé dans le quartier de Libuš, au sud de la capitale, entre différents immeubles, cette « petite Hanoï », comme l’endroit est aussi surnommé, s’étend sur plus de 35 hectares. Découverte d’une ville dans la ville.
Une musique invitant à la méditation sort d’un temple bouddhiste et se mêle au bruit des moteurs des voitures et aux discussions des commerçants vietnamiens. Malgré le côté austère et sans fantaisie de ses nombreuses halles, et une réputation quelque peu sulfureuse, SAPA attire, en temps normal, des milliers de touristes, essentiellement asiatiques et russes.
Lieu d’ancrage de l’immigration vietnamienne à Prague
Arrivés dans l’ancienne Tchécoslovaquie par vagues à partir des années 1970, à la suite de la signature d’accords de coopération entre le bloc soviétique et le parti communiste de leur pays, les Vietnamiens, dont le nombre est estimé entre 60 000 et 100 000, forment aujourd’hui la troisième minorité ethnique la plus importante en République tchèque. Foyer de la diaspora, SAPA est un lieu d’émulation complexe. Une curiosité aussi dans le paysage urbain pragois.
A première vue, SAPA est un immense complexe commercial et marchand. Un lieu de rencontres et d’échanges aussi pour une communauté vietnamienne souvent refermée sur elle-même. Le marché est très fréquenté, environ 7 000 personnes s’y pressent chaque jour, mais Tchèques et Vietnamiens s’y croisent sans jamais véritablement lier contact. Les premiers n’y sont que de passage, pour consommer, tandis que les seconds y exercent un monopole indéniable, leur culture étant omniprésente. Brésilien installé à Prague, Felipe Kaiser Fernandes évoque sa fascination, en sa qualité de doctorant en sociologie, pour l’endroit :
« Je voulais me pencher sur ces espaces marchands qui se sont constitués en République tchèque. En 2017, je m’étais d’ailleurs rendu dans la région frontalière avec l’Autriche. Il existe un processus que les Tchèques appellent ‘la vietnamisation des frontières’. Au départ, ce qui m’intéressait plus particulièrement, c’est cette histoire croisée avec, d’un côté, l’effondrement du communisme et, de l’autre, la guerre du Vietnam. Il faut souligner que la population est originaire du nord du Vietnam, avec donc ses spécificités. »
Créé dans les halles d’une ancienne grande société de traitement de viande et de volaille, le marché a accueilli ses premiers clients et visiteurs en 2001, après avoir été racheté par un trio d’entrepreneurs vietnamiens. L’idée était alors de donner vie à un lieu auquel la communauté vietnamienne puisse s’identifier, qui constitue un point d’ancrage dans un pays inconnu. Une intention très éloignée de l’immense complexe commercial que SAPA est devenu depuis, comme le décrit Felipe Kaiser Fernandes :
« Le marché s’articule aussi avec des espaces de sociabilité, en particulier pour la diaspora vietnamienne d’Europe centrale qui a une identité locale sédimentée depuis plusieurs décennies, liée aux politiques migratoires nouées entre le Vietnam du Nord et les pays de l’ancien bloc soviétique. Un des fondateurs du marché m’a confié que l’idée initiale était de créer un espace pas seulement commercial, mais qui donne une identité à cette nouvelle minorité. »
Un marché aux multiples facettes
Depuis, SAPA est devenu une authentique « ville dans la ville ». Un monde avec ses propres règles de fonctionnement en vase clos. Le marché est le cœur d’un entrelacement de réseaux formels et informels : école, temple bouddhiste, cabinets d’avocats, studio de danse ou encore agences de voyage côtoient les trafics les plus divers, et le blanchiment d’argent. Une économie souterraine s’est développée à SAPA :
« Certaines entreprises sont des sociétés écran, qui servent au blanchiment d’argent. Certains restaurants ont été impliqués dans des trafics de drogue, d’animaux sauvages. Certains marchands sont spécialisés dans la contrefaçon, le piratage informatique, le trafic de stupéfiants, la prostitution, la traite des êtres humains. Tout ça est imbriqué : c’est une organisation qui englobe à la fois un temple religieux et les gestionnaires du marché. »
Liées d’une manière ou d’une autre à SAPA, les familles vietnamiennes participent à cette synergie économique, culturelle et sociale :
« Ce sont des relations imbriquées, entre le marché, ces familles et ces épiceries. Comment dire… Il y a des relations de promiscuité entre l’espace marchand et l’espace familial. »
Depuis 2007, le marché n’est plus seulement un espace de vie et de commerce. La religion, importante dans la culture vietnamienne, s’est immiscée au milieu des baraques en préfabriqué. Un temple, administré par l’Association bouddhiste vietnamienne, y a été construit. L’édifice participe à la concentration de la diaspora dans un même lieu et au renforcement de son identité :
« Cela a créé une nouvelle dynamique, car les religieux devaient partir au bout de trois mois. On disait que c’était pour une question de visa, mais certains commerçants m’ont confié qu’en réalité ce n’était pas intéressant pour les gestionnaires d’avoir un leader religieux, que cela pouvait engendrer des conflits entre commerçants, gestionnaire, et qu’ils pouvaient devenir des leaders en cas de soulèvement. »
Un symbole des relations tchéco-vietnamiennes
Avec le temple, une nouvelle facette du marché se révèle : sa dimension politique. Les gestionnaires du marché tiennent à garder la mainmise sur cet espace et à en organiser le fonctionnement. Comme les dirigeants du temple, ces administrateurs sont des cadres du Parti communiste vietnamien. Selon Felipe K. Fernandes, le marché à Prague peut être considéré comme une antenne du gouvernement vietnamien. La visite du Premier ministre vietnamien, en avril 2019, illustre cet aspect politique de SAPA :
« J’ai d’abord pensé que SAPA était un espace marchand, discret, voire aux marges de la mondialisation. Mais avec la visite du Premier ministre, j’ai commencé à percevoir le marché comme un espace central de la migration vietnamienne. Les drapeaux nationaux ont été hissés, la population l’attendait. Ce qui est intéressant aussi, c’est que cette visite s’inscrivait dans le cadre de négociations pour des accords de libre-échange entre l’Union européenne et le Vietnam et de protection des investissements, qui ont été annoncés comme les accords les plus ambitieux jamais réalisés entre l’Union européenne et un pays en voie de développement. »
SAPA est au croisement de multiples dynamiques, qui en font un espace singulier, tout à la fois à la périphérie de Prague et cœur battant de la vie de la diaspora vietnamienne en République tchèque. Avec ce marché, comme avec d’autres en Europe de l’Est, on se trouve au centre d’une mondialisation des marges :
« Certains auteurs appellent cela les “espaces discrets de la mondialisation”, ou une mondialisation non hégémonique, car ils se situent à la périphérie des grandes villes communistes. Ils font partie d’une mondialisation qui est loin de Wall Street et de Davos. C’est une mondialisation d’en bas, de ces pays en voie de développement qui se situent au centre du marché mondial. Cela soulève donc des questions de centre-marge et invite à repenser ces catégories. »