50 ans après sa victoire dans la Course de la Paix, Jean-Pierre Danguillaume se souvient

Le musée de la Course de la Paix, photo: Vojtěch Jírovec, Radio Wave

Il y a cinquante ans de cela, le 25 mai 1969, jour de son anniversaire, à Berlin-Est, Jean-Pierre Danguillaume devenait le deuxième et dernier cycliste français à remporter la légendaire Course de la Paix. Dix mois après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques, la Tchécoslovaquie avait boycotté l’épreuve qui réunissait alors les meilleurs coureurs évoluant derrière le rideau de fer. Au téléphone, Jean-Pierre Danguillaume a volontiers raconté à Radio Prague son improbable épopée glorieuse. Très volubile, l’ancien champion français, dont la carrière professionnelle a ensuite été marquée notamment par sept victoires d’étape sur le Tour de France, nous a offert, sans se départir de son franc-parler, le savoureux témoignage d’une époque révolue.

Jean-Pierre Danguillaume,  photo: Thomas Ducroquet,  CC BY-SA 3.0
« Ça a été un moment extraordinaire dans ma vie, j’en conserve de formidables souvenirs. Je crois que même ensuite chez les professionnels, je n’ai plus ressenti cette sensation de ‘voltiger’, comme on dit en termes cyclistes et comme cela a été le cas lors des quatre derniers jours de la course avec le maillot de leader sur les épaules. Je n’avais encore jamais ‘marché’ comme ça, je n’avais pas mal aux jambes, rien du tout ! Et puis j’avais aussi une extraordinaire équipe de copains (l’équipe de France, ndlr). Sans eux, je n’aurais pas gagné. Le cyclisme est un sport individuel, mais sans équipiers, on ne gagne pas. »

Au moment du départ de la course à Varsovie, que représentait pour vous, en tant que coureur d’Europe occidentale, le fait d’aller vous frotter aux coureurs de l’Est ?

« Je connaissais déjà ces coureurs, car les Polonais venaient déjà courir en France. Et puis moi, j’avais quand même déjà participé à différentes épreuves aux championnats du monde amateurs, donc on se frottait déjà à eux. J’avais aussi fait les Jeux olympiques en 1968 où tous les pays de l’Est étaient présents en qualité, comme moi, d’amateurs. On savait donc que ce n’étaient pas des rigolos. »

« Mais vous savez, j’avais deux oncles, Roland et Marcel Danguillaume, qui, avant moi, avaient participé à la Course de la Paix à ses débuts dans les années 1950 (cf. : https://www.radio.cz/fr/rubrique/sport/cyclisme-la-legendaire-course-de-la-paix-symbole-de-lunification-europeenne-sest-elancee-de-bruxelles). Les deux avaient d’ailleurs abandonné- L’un victime d’une chute, l’autre malade. Je me rappelle qu’ils racontaient combien ils en avaient eu marre de ne manger que du jambon. Ils en avaient été écœurés. »

La Course de la Paix était-elle différente des courses organisées en France et en Europe de l’Ouest à l’époque ?

« Ah, la Course de la Paix était très bien organisée. C’était superbe ! Bon, il y avait une propagande communiste systématique. Nous, nous avions deux interprètes pour nous accompagner, polonais et allemand de l’Est. Par contre, nous n’avions pas fait étape en Tchécoslovaquie. Nous y avions fait juste une petite excursion en raison de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les Russes un an plus tôt. Il y avait aussi l’étudiant Jan Palach qui s’était immolé par le feu. Les Tchèques avaient donc refusé d’accueillir une étape sur leur territoire. On a dû y faire que quelque 80 kilomètres. »

« Des gamins nous donnaient des saucisses à l’arrivée »

Etiez-vous conscient de ce contexte politique ?

Jean-Pierre Danguillaume,  photo: Panini,  public domain
« On l’a immédiatement compris sur place. On nous faisait visiter des usines par exemple pour aller voir des ouvriers, mais nous étions toujours encadrés. Attention, on n’avait pas le droit de se balader où on voulait. Mais on ne nous montrait que ce qui était bien. Par contre, je n’avais jamais vu autant de charrettes tirées par des chevaux, alors qu’on était quand même en 69’. Il y a avait une différence avec la France. Les steaks, il n’y en avait pas là-bas. C’était de la viande bouillie avec des patates. Et des saucisses à l’arrivée des étapes… Il y avait des gamins qui portaient une chasuble avec les numéros de chaque coureur. Ces gamins, qui étaient récompensés parce qu’ils avaient bien travaillé à l’école, nous apportaient une couverture à se mettre sur le dos et une saucisse. Ainsi donc, on mangeait une saucisse à l’arrivée, ce qui était sacrément inhabituel pour nous, coureurs français. C’est marrant, parce que ça m’a beaucoup marqué. Et puis vous auriez vu les yeux de ces gamins en admiration devant nous… Vraiment, c’est un souvenir extraordinaire. »

Ce régime saucisse vous a semble-t-il plutôt bien réussi puisque vous avez finalement remporté le classement général…

« Ah bah, vous savez, de toute façon, pour être coureur cycliste, il faut avoir la santé. Comme je dis toujours : faut manger une brique, faut chier une brique (sic). Hein… Faut avoir un bon foie, mais après, même quand on passe professionnel, si on n’a pas la santé, on ne finit pas le Tour de France. »

Ressentiez-vous que les coureurs soviétiques étaient les principaux adversaires du peloton ?

« Ah, les Soviétiques et les Allemands de l’Est, attention… C’étaient des costauds. Les Polonais aussi d’ailleurs, et c’était la guéguerre des trois pays. Ils ne pouvaient pas se voir. Nous, Français, on en a profité d'ailleurs. Pour eux, ce qui était tout aussi primordial que le classement individuel, c’était la course par équipes. »

Comment voyaient-ils le fait qu’un coureur français soit en tête de la course ?

« J’avais une cote d’enfer. Enorme ! Enorme ! L’Allemand de l’Est et le Russe qui ont fini troisième et quatrième étaient presque contents que je gagne et que je batte le Polonais. Ah ça, je peux vous le dire. Il n’y avait pas de combines, mais j’avais presque des alliés. Ils ne voulaient pas que ce soit un Polonais qui gagne, et inversement. »

Les médias français avaient-ils conscience de l’exploit que vous veniez de réaliser en remportant la Course de la Paix ?

« C’est simple, je vais vous raconter une anecdote : j’étais super vexé parce qu’il n’y avait pas de correspondant de L’Equipe pour suivre la course. C’était le journaliste belge qui accompagnait l’équipe belge qui envoyait des petits papiers à L’Equipe. Mais c’était trois fois rien, c’étaient juste les résultats. Le seul journal qui avait un envoyé spécial, c’était L’Humanité, journal communiste, avec Emil Besson. Mon père, qui était de droite, était donc obligé d'acheter L’Humanité tous les jours pour avoir les résultats ! C’est extraordinaire, non ? »

Vous êtes arrivé à Berlin-Est pour la dernière étape le jour de votre anniversaire. Vous fêtiez vos 23 ans. Comment se sont passées les choses ce jour-là ?

« Le matin, avant le départ de la dernière étape Leipzig-Berlin-Est, notre interprète est venue avec une petite fille m’apporter vingt-trois roses… C'est quand même énorme quand on sait qu’ils avaient du mal à trouver du beurre et du chocolat. Mais les coureurs français, nous avions une cote d’enfer avec les jeunes filles allemandes et polonaises. »

« Durant la course, il y a une attaque du Polonais Ryszard Szurkowski, qui était deuxième au classement général, à 70 kilomètres de l’arrivée. Je vais le chercher et lui propose alors qu'on roule ensemble tous les deux. Et là, il me dit : ‘finish’. Après, dans les 25 à 30 derniers kilomètres, un ou deux mecs de chaque pays sont venus à ma hauteur pour me taper sur l’épaule et me dire ‘congratulations’ ou je ne sais plus comment ils disaient ça dans les langues des pays de l’Est. Et puis, toute l’équipe de France, avec un mec derrière moi et les quatre autres devant, on est rentrés en tête du peloton dans Berlin, et plus personne ne nous a doublés. Or, comme je n’avais que 45 secondes d’avance et qu’il y avait des rails un peu partout sur la route, il fallait faire attention à ne pas se casser la figure. On avait juste laissé partir une échappée, comme ça les autres coureurs ne pouvaient plus nous piquer les secondes de bonification. Bref, on est rentrés dans Berlin avec les poils tout droits sur les bras tellement c’était extraordinaire… »

Et le public allemand qui a chanté la Marseillaise…

« (Il coupe, enthousiaste) Enorme ! (il répète le mot cinq fois en suivant). Je vous jure que c’est vrai. Vous vous voyez, vous, aller chanter l’hymne allemand ? Attention, hein, il y a avait 80 000 personnes dans le stade… 80 000 personnes qui ont chanté la Marseillaise… Pff… J’étais sur un autre monde (sic), je n’y comprenais plus rien. J’ai pleuré, bien sûr, c’est normal. J’ai dû monter dans la voiture du mécano pour pouvoir sortir du stade. J'étais comme Johnny Hallyday au Parc des Princes! Sinon je n’en serais pas encore ressorti, de ce stade, avec mon maillot jaune à la colombe symbole de la Course de la Paix sur le dos. »

Le musée de la Course de la Paix,  photo: Vojtěch Jírovec,  Radio Wave
« Nous sommes ensuite rentrés à l’hôtel et tout le personnel attendait devant l’entrée pour me faire une haie d’honneur. C’était un hôtel pour les étrangers, le plus grand hôtel de la course. Pff, c’était extraordinaire ! »

« Cet enfoiré de Léon Zitrone nous attendait à Orly »

Si je ne me trompe pas, la cérémonie qui a suivi l’arrivée vous a aussi beaucoup marqué…

« Le soir, je n’ai pas eu le droit de manger à la table de l’équipe de France. Chaque équipe était installée autour d’une table ronde et chaque coureur était assis à côté d’une fille. C’étaient des Allemandes de l’Est bien en chair, pas des supers canons, ni des miss. Non, c’étaient des ouvrières qui étaient récompensées pour leur travail. Je peux vous dire que je n’avais encore jamais vu des filles s’avaler des demi-poulets à la vitesse grand V comme elles le faisaient, sans parler de tous les cognacs qu'elles s'enfilaient… »

« Mais moi, je n’ai pas eu de pot. Enfin, façon de parler. Je me suis retrouvé attablé à côté du ministre des Sports est-allemand, Gustav-Adolf Schur, qui avait été champion du monde amateur. J’étais assis à côté de sa femme et c’est lui qui me servait les patates. Je m’en rappellerai toujours. Puis la tradition de la Course de la Paix voulait que son vainqueur ouvre le bal. Je n’étais pas un super danseur, mais bon, je ne me débrouillais pas trop mal quand même, car ma femme m’avait un peu appris. Je demande donc à mes potes de l’équipe de France de venir me rejoindre sur la piste au bout de quelques secondes et d’inviter leurs voisines de table. Je me lève donc et là, la femme du ministre des Sports se lève elle aussi, habillée d’une robe bleu-blanc-rouge. C’est avec elle que j’ai ouvert le bal, mais ces enfoirés de l’équipe de France m’ont laissé danser pendant cinq minutes… Cinq minutes, une éternité ! J’étais tout seul sur la piste pendant que tous les mecs autour étaient debout, les Polonais, les Allemands, les Russes, etc., et tapaient dans les mains. Avant ça, ils avaient apporté un grand gâteau dont il avait fallu que j’apporte une part à chaque table pour chaque équipe. Non, vraiment, c’étaient des moments grandioses. »

On sent dans vos propos que même cinquante ans après, ça reste un sacré souvenir…

« Je vais vous dire une dernière anecdote : il a quand même fallu rentrer à Paris, et comme on était partis du Bourget, on pensait atterrir là-bas. J’appelle donc ma femme pour la prévenir, ce qui n’était déjà pas facile au téléphone à l’époque. Elle prévient à son tour la femme d’un de mes équipiers, sauf qu’on est arrivés à Orly... (Il se marre à l’évocation du souvenir). Et là, qui c’est qui m’attendait en fin de matinée ? Léon Zitrone ! Cet enfoiré de Léon Zitrone, lui, savait… Je lui ai dit que je voulais bien donner une interview, mais qu’il fallait interroger toute l’équipe. C’est comme ça que je suis passé en direct au journal de 13 heures avec Léon Zitrone et toute l’équipe de France. Grandiose ! »

Cette victoire a-t-elle ensuite boosté votre carrière professionnelle ?

« Ah oui ! Moi, j'étais parti en Pologne la fleur au fusil en me disant que les coureurs français avaient toujours pris des branlées là-bas. Mon père m'avait dit 'on ne sait jamais, tu verras', il était bien gentil, mais je lui avais répondu de regarder les classements des éditons précédentes. Et puis, paf ! C'était une année faste pour moi, c'est tombé comme ça. Je vous l'ai dit au début, je n'ai jamais bien compris, j'étais sur un nuage à ce moment-là, jamais mal aux jambes, rien... »

Cinquante ans après, vous avez enfin compris ?

« Non, toujours pas ! Mais j'ai quand même conservé quelques photos chez moi qui me rappellent que c'est bien arrivé. Mais je ne vais pas spécialement marquer le coup pour autant parce que ça fait cinquante ans cette année. Puis bon, vous savez, quand on est à la retraite, on marque le coup souvent, hein. Là aujourd'hui par exemple (l'interview a été enregistrée en fin de matinée en milieu de semaine dernière), y'a les copains qui vont venir, la table est déjà mise. Les bouteilles sont prêtes, on fera le trou normand, on mangera un bon onglet, et voilà, tout va bien ! »

Pas de saucisses de prévues au menu ?

« Non, non, je préfère une entrecôte à une saucisse (il rit). »

Merci beaucoup, Monsieur Danguillaume !

« Je ne m’appelle pas monsieur, je m’appelle Jean-Pierre. »