Une invitation au Parnasse tchèque
Il n’y a rien de plus subjectif que la poésie. Ce qui plaît aux uns, déplaît aux autres, et il est donc extrêmement difficile sinon impossible de trouver un critère pour classifier et hiérarchiser les poètes et leurs œuvres selon leur qualité. L’anthologie publiée récemment aux éditions Host porte pourtant un titre ambitieux et arbitraire Nejlepší české básně 2018 - Les meilleurs poèmes tchèques de 2018. Comme si les éditeurs de ce recueil usurpaient le pouvoir absolu de décider quels poètes ont le droit de monter au sommet du Parnasse tchèque.
Un florilège des meilleurs poèmes
C’est pour la dixième fois déjà qu’est sortie aux éditions Host une sélection des meilleurs poèmes tchèques de l’année écoulée. Les œuvres réunies dans cette petite anthologie de l’année 2018 ont été choisies par le poète et critique Ondřej Hanus et le poète J. H. Krchovský. Et comme il fallait s’y attendre leur choix a provoqué une vive polémique. Ondřej Hanus explique que l’anthologie 2018 diffère de ses éditions précédentes parce que le choix des poèmes lui a été dicté par la situation réelle de la poésie tchèque et non pas par le respect pour les personnalités reconnues :« C’est ainsi que la poésie tchèque se présente actuellement. Il y a vraiment énormément de poétesses et beaucoup de jeunes qui écrivent de la poésie. Et j’étais navré de constater dans les anthologies précédentes que le choix des meilleurs poèmes ne correspondait pas à la réalité. Il y avait toujours quelques noms, noms que je ne conteste pas et que je respecte, mais qui prédominaient dans l’ensemble et c’était bien rébarbatif. Et surtout, cela ne donnait pas une image réelle de la poésie tchèque. Moi par contre, j’ai essayé de me débarrasser de ce critère, de cette façon de choisir les meilleurs poèmes en fonction du nom de leurs auteurs. J’ai essayé de ne pas les prendre en considération. »
Près de cinquante poèmes réunis dans le recueil ont été publié, au cours de l’année dernière, dans des livres mais aussi dans des revues littéraires et sur Internet. Ce choix ne doit pas suggérer une illusion d’objectivité mais il est le résultat d’une rencontre des regards subjectifs des deux éditeurs. Tandis que Ondřej Hanus né en 1987 n’a publié jusqu’à présent que trois recueils, J. H. Krchovský né en 1960 est probablement aujourd’hui le poète tchèque le plus connu et le plus lu. Leur anthologie résulte donc du croisement des regards des représentants de deux générations de poètes et même, de deux conceptions de la poésie.
Une parodie qui fait l’unanimité
Presque parallèlement est sorti aux éditions Petr Štengl un livre au titre tout à fait identique. Ses éditeurs Žofie Jandová et Štefan Švec l’ont également intitulé Les meilleurs poèmes tchèques de 2018 mais il s’agit d’une provocation et d’une mystification. C’est un recueil de poèmes qui parodient le style, les clichés et les snobismes de la poésie tchèque contemporaine. Ce livre de pastiches littéraires a été créé, comme l’explique Štefan Švec, par quelques auteurs qui se rencontraient dans une brasserie et ont décidé de faire un peu bouger la scène poétique tchèque et de déranger les bien-pensants par leur manque de respect pour les autorités littéraires reconnues et par leur humour.Ils s’étonnent maintenant de constater que leur livre a été très bien reçu même par ceux qui étaient visés par la verve satirique de ces parodies. Qui aime bien, châtie bien. Il faut cependant ajouter que Štefan Švec est loin de condamner la poésie tchèque contemporaine dans son ensemble. Il avoue même beaucoup apprécier l’initiative de la maison Host qui cherche chaque année sérieusement les meilleurs poèmes tchèques :
« J’ai lu toutes les éditions précédentes de ces anthologies annuelles publiées par la maison Host et je crois que c’est une édition formidable. Je suis reconnaissant à ceux qui font paraître ces choix de poésies ne serait-ce que pour lancer un débat parmi les lecteurs. Evidemment il y aura toujours beaucoup de mécontents, parce que c’est entre autres le sujet des discussions des poètes et de leurs amis. Le choix de poésies idéal pour chaque poète et d’avoir dans une telle anthologie une quarantaine de poèmes et d’évincer les autres. La majorité sera inévitablement mécontente parce que nous avons plus de quarante poètes. »
Deux opinions contradictoires
L’âge moyen des auteurs représentés est 46 ans :71 ans séparent le poète le plus âgé Karel Šiktanc (1928) et la poétesse la plus jeune Anna Gažiová (1999). 14 auteurs n’ont pas encore dépassé la trentaine. Ce qui caractérise le choix de cette année est le nombre important de femmes. Les poétesses représentent 42 % des auteurs réunis dans le livre tandis que dans les anthologies précédentes leur nombre variait seulement autour de 10 %. S’agirait-il d’une féminisation de la poésie tchèque ? Et que signifie la forte présence de jeunes auteurs dans ce choix des meilleurs poèmes. Est-ce un regain d’intérêt des jeunes pour un genre littéraire marginalisé ? Štefan Švec se montre plutôt pessimiste :« Avant, la poésie était considérée comme un genre littéraire lu par des gens intelligents. C’était un honneur d’écrire et de lire de la poésie, c’était super. Aujourd’hui, quand vous allez dans une faculté, et même parfois dans un cours pour les étudiants de langue et de littérature tchèque, vous y trouvez beaucoup d’étudiants qui vous disent qu’ils ne lisent pas de poésie et ils en sont fiers au lieu d’en avoir honte. Si la poésie réussissait au moins à reprendre la place qu’elle a eue, si elle redevenait le sujet d’un débat entre les gens qui ont l’ambition de porter des jugements esthétiques sur le monde, ce serait très bien. »
Cependant, cette opinion pessimiste n’est pas partagée par Ondřej Hanus. Selon lui la poésie sous des formes variées s’impose de plus en plus dans les livres mais aussi dans l’espace public et sur les réseaux sociaux. L’exemple des étudiants de littérature cité par Štefan Švec n’est pas, à son avis, un phénomène généralisé. Ondřej Hanus constate que les jeunes écrivent de la poésie, la récitent publiquement et la lisent de plus en plus. Selon lui, c’est une nouvelle tendance, peut-être une nouvelle mode qui risque cependant de dégénérer si elle devient lucrative :« Il me semble que les jeunes cherchent le chemin de la poésie et que celle-ci devient une alternative ‘cool’. Je pense que la nouvelle attractivité de la poésie serait justement due au fait qu’elle n’est pas assez malléable, pas assez commercialisable. Après une période un peu caduque au début du millénaire, il me semble que depuis le début de notre décennie, la poésie reprend son statut et je dirais, bien que je n’aime pas ce mot, qu’elle redevient ‘cool’. »
Les thèmes des poètes tchèques
Difficile de trouver un dénominateur commun aux auteurs réunis dans ce recueil des meilleurs poèmes de l’année, poèmes écrits dans leur majorité en vers libres, donc sans rime et rythme régulier. Pour la plupart, il s’agit de poèmes courts, souvent tout à fait laconiques qui ressemblent à des épigrammes. La poésie est censée être le langage de l’amour mais dans les poèmes de ce livre l’amour et l’érotisme ne figurent qu’assez rarement. Souvent, il s’agit plutôt de témoignages sur les sensations quotidiennes des auteurs.Les banalités de tous les jours sont confrontées dans cette poésie avec les incertitudes et les blessures intérieures des poètes, l’absurdité du monde qui nous entoure provoque des angoisses existentielles et fait surgir l’ombre de la mort. Souvent les auteurs jettent un regard amusé sur ces thèmes dont la gravité est parfois allégée par l’ironie, l’autodérision et le cynisme provocateur. Un certain humour sous-jacent, parfois un humour noir, semble être le trait typique de cette poésie qui n’est pas sentimentale et se veut sobre et désabusée.
Il est évident que ces poètes se rendent compte de la fragilité de la poésie. Ils savent qu’un petit rien suffit pour la dénaturer et briser son charme. Ondřej Hanus estime cependant que la poésie ne manque pas de moyens pour se défendre :
« Je crois qu’on ne peut pas discuter publiquement de la poésie en tant que telle, à moins que nous ne la forcions à changer de nature. Je pense que c’est une sorte d’autodéfense, que la poésie se défend de devenir un produit commercial. La poésie est un peu subversive et nous savons que nos régimes capitalistes savent dénaturer et exploiter les tendances et les phénomènes subversifs et alternatifs pour en tirer de l’argent. Mais ils n’arrivent pas à le faire avec la poésie. Et je crois que c’est bien. »