Adam Vačkář : « Je suis japonais à l’intérieur, même si ça ne se voit pas »
Rencontre aujourd’hui avec l’artiste plasticien Adam Vačkář. Né en 1979, il est un des noms les plus intéressants de la scène artistique tchèque actuelle, justement parce qu’il a réussi à se faire une place à l’étranger, en France notamment, où il a fait ses études et vécu plusieurs années. Adam Vačkář a un parcours d’autant plus singulier qu’à côté de ses activités artistiques, et outre une langue de Molière parfaitement maîtrisée, il parle également le japonais qu’il traduit et connaît parfaitement la culture nippone.
« L’art, c’était une motivation pour moi : mon père était ‘japonologue’, c’est-à-dire qu’il s’intéressait et étudiait la culture japonaise, mais il vient d’une famille de musiciens. Mon oncle, c’est un grand compositeur, mon grand-père aussi. Il y avait quelque chose d’artistique dans la famille, même dans le mode de vie. Quelque part, ça m’a motivé. A 15 ans j’ai commencé à dessiner. Quand il y a eu le changement de régime, ça a été très important pour moi d’avoir cette liberté d’expression dans l’art. Cette liberté, on ne l’a aussi totalement que dans ce domaine. La transition politique a été assez importante pour moi. »
Vous étiez jeune, vous aviez environ 10 ans à l’époque. Mais vous avez ressenti cette révolution de velours de manière intense ?
« Très intense, parce que mes parents ont participé aux manifestations, ils faisaient partie d’un groupe d’intellectuels qui étaient très actifs sous le communisme, qui faisaient du théâtre. On y trouvait des psychologues, des médecins, des intellectuels de tous genres. Ils étaient tous très actifs culturellement, créant une sorte de vie culturelle parallèle, puisqu’il n’y avait rien d’autre. C’était très stimulant. »
Comment passe-t-on du dessin, des premiers pas d’un artiste, à ce que vous faites aujourd’hui, qui est plus du domaine de la performance, de l’installation, qui demande également une participation du public à l’œuvre d’art ?
« C’est très compliqué. Les dessins, c’étaient mes premières démarches. Ca a évolué. J’ai étudié l’art, à Paris, aux Beaux-Arts. J’ai suivi le parcours d’un artiste professionnel. Quelque part, ça déforme cette envie de départ petit à petit. Elle se transforme par cette machinerie de l’art. De l’extérieur, on ne s’en rend pas forcément compte, mais l’art aujourd’hui, c’est du business. Parallèlement à la création, il faut se promouvoir, faire le tour des galeries. C’est devenu assez pénible, mais ça fait partie du lot. En tout cas, ça transforme aussi la vision qu’on a des choses. Je suis toujours un peu en conflit entre cette création libre et ce qu’on attend de moi en tant qu’artiste. Quand on commence quelque chose, aujourd’hui, il faut continuer dans la même direction. Quand on veut changer, c’est très compliqué. »
C’est paradoxal, car vous dites que la révolution de velours a été une sorte de libération mais que l’art qui a cette part de business aujourd’hui est aussi une forme de prison comme peut l’être un régime totalitaire…
« Exactement. Je me suis aperçu d’une chose quand Havel est mort car j’ai fait un court film sur son enterrement, lorsqu’il y avait ce défilé des gens jusqu’au Château. Les moments après la révolution de velours ont été une courte période, une illusion, une sorte de rêve qui a duré très peu de temps, plein d’optimisme dans le changement. Je pense qu’on est en effet beaucoup plus libre aujourd’hui qu’auparavant, mais pas totalement car il y a d’autres dangers. C’était une sorte de bulle sous le communisme : les gens étaient plus proches, car le parti était l’ennemi extérieur. Les gens étaient plus intimes, et cela créait une vraie énergie culturelle. Aujourd’hui, tout est plus dispersé, c’est le chacun plus soi. »
J’aimerais parler de certains de vos travaux et revenir notamment sur le projet Une minute de silence, présenté au Palais de Tokyo à Paris, mais à Prague également. Pouvez-vous nous en dire plus ?
« La minute de silence, c’était exactement cela, c’était quelque part, une sorte de minute de réflexion, de pause complète de la course de la société. Il y avait un groupe de gens, une sorte de commando qui ont réalisé la performance. Au Palais de Tokyo, ça a particulièrement bien marché, il y avait 1 200 personnes, c’était un dimanche où l’entrée est gratuite, donc il y avait beaucoup de monde. Ce commando a infiltré la masse de gens et avec des mégaphones, ils ont, à certains moments, imposé la minute de silence. C’était très violent, comme une manif. Au début, les gens étaient un peu paniqués, puis ils ont compris que c’était une œuvre artistique. Ce qui était bien, c’est que les gens ont vraiment gardé le silence, donc il y a eu un partage de silence. C’était une sorte d’utopie d’œuvre partagée et complètement éphémère. On ne peut pas la vendre ni l’acheter, c’est une œuvre qui dure une minute et qui ne reste que dans les mémoires. »Est-ce que ce type de performances est une manière de rapprocher l’art de la vie quotidienne ?
« Oui, absolument. Il s’agit de faire réfléchir les gens qui viennent, qu’ils ne regardent pas simplement une vidéo ou soient simples spectateurs, mais aussi qu’ils soient forcés à réfléchir au pourquoi de la performance. Je parle aussi japonais, j’ai vécu au Japon, et là-bas, il y a le bouddhisme et le zen. Pendant la méditation, on vous frappe très fort sur le dos pour vous réveiller. Un moine passe et vous frappe fort sur le dos avec un bâton, ça fait très mal. C’est le même principe pour cette minute de silence qui vous frappe aussi sur le dos. »Un autre de vos projets m’a intéressée : il y a un an, vous avez réalisé un projet qui s’appelle Improvement en anglais, « amélioration » en français. Pouvez-nous en parler également ?
« Ce projet était une sorte d’enquête sur le jugement qu’on porte sur les autres de l’extérieur. Donc j’ai trouvé des SDF à Prague, je les ai invités dans une usine désaffectée de la banlieue de Prague et avec l’aide de gens qui travaillent dans le cinéma, je les ai transformés en personnes issues de la classe moyenne idéale, comme on peut en voir dans les magazines de mode. Il y avait une styliste, un coiffeur, une maquilleuse. Il y avait une queue d’un côté et les SDF ressortaient de l’autre côté, complètement propres et maquillés. C’était pour montrer l’hypocrisie, puisque finalement ce n’est qu’une question d’apparence, de façade. »C’est une forme d’art engagé pour vous ?
« C’est une forme d’art engagé. Normalement, j’ai de gros doutes sur l’art engagé parce que l’art n’est plus du tout valable dans ce sens car il fait partie d’une économie. Mais oui, tout-à-fait, pour ma part, j’essaye de creuser au-delà des choses en surface et de trouver des thèmes plus profonds. »Vous parliez de l’art qui est aujourd’hui un business, une économie. Vous êtes un artiste cosmopolite, vous avez la chance d’osciller entre Paris, Prague, le Japon. Comment vos œuvres sont-elles reçues dans ces différents endroits ?
« Au Japon, en fait, elles ne sont pas très bien reçues. Car tous les sujets qui creusent un peu, ça devient tout de suite très compliqué pour les Japonais. Ils sont confus et ne savent pas quoi penser, donc le rejettent. Ils adorent les images. Dans leur culture, tout ce qui est esthétique a un rôle décoratif. Mais ça ne va plus loin. Ce n’est jamais lié à la philosophie ou à la pensée. Par contre en France, je dois dire que ça marche assez bien car les gens sont très sensibles à ces gestes éphémères, à ces œuvres liées à la pensée. Beaucoup plus qu’en Tchéquie d’ailleurs où il existe des critères de la scène tchèque qui sont différents de ce que je fais. Donc j’expose beaucoup plus en France ou en Allemagne aussi. »
Comment fait-on pour s’imposer dans cette jungle de l’art à l’heure actuelle ? Je suppose que c’est difficile de se faire une place aujourd’hui, car il y a beaucoup d’artistes. La mondialisation peut être un avantage mais aussi un inconvénient…
« C’est très, très compliqué comme dans tous les domaines. Le plus grand problème, c’est que ça tourne beaucoup. Il y a beaucoup d’artistes, de scènes artistiques, et d’argent. Donc en fait, ça se décentralise complètement et ça tourne énormément. On doit être très actif, mais c’est très contreproductif parce qu’un artiste n’est pas une usine. Parfois je n’ai pas d’idées, d’autres fois j’en ai. Ou parfois je n’ai pas envie de travailler. C’est irrégulier. Je n’y peux rien et si on force, ça ne marche pas. C’est très compliqué, car souvent des expositions sont en cours de préparation et on vous demande de proposer quelque chose. Souvent plus on monte dans le niveau des expositions, moins vous avez de liberté, plus on vous impose des choses tant que vous n’êtes pas super connu. »
Pour revenir sur le Japon, pensez-vous que l’art japonais ou la culture japonaise a laissé des traces sur votre création ?
« Oui, je pense que je suis inspiré par une certaine forme de minimalisme, par la culture certainement. Je suis à moitié japonais d’une certaine façon : à la maison, je mange japonais, je parle tout le temps avec des Japonais. Je suis japonais à l’intérieur, même si ça ne se voit pas : je pense japonais, j’écris japonais tout le temps. Pour moi c’est difficile à définir, mais je pense qu’il y a quelque chose de cette culture minimale… »