Vingt-cinq ans de lobbying en République tchèque
Le lobbying en République tchèque et en Pologne depuis 1990, c’est le sujet sur lequel a planché la politologue Jana Vargovčíková à travers une thèse qu’elle a récemment soutenue. Qu’est-ce que le lobbying ? Qui sont les lobbyistes en Tchéquie ? Comment cette activité a-t-elle évoluée durant ces dernières décennies ? Qu’en est-il de la réglementation du secteur ? Autant de questions que Radio Prague a eu l’opportunité de poser à la chercheuse.
L’activité politique des acteurs privés
Jana Vargovčíková, vous êtes l’auteure d’une thèse sur les modes de la légitimation du lobbying en Europe centrale et ses ambivalences. Qu’est-ce que le lobbying ? Comment avez-vous défini cette activité ?
« Il est vrai que cela n’est pas évident puisque, depuis maintenant une vingtaine d’années, le lobbying devient associé à toute sorte d’activités. Il devient un terme politisé, une arme de discréditation de ses opposants. Comme définition de travail, j’ai proposé de concevoir le lobbying comme de l’activité politique des acteurs privés, c’est-à-dire des activités visant à influencer la politique, à agir sur la politique, exercées et financées par des acteurs privés et non publics. Privé, c’est-à-dire à la fois des acteurs économiques mais pas seulement. Dans le cadre de cette définition, on élargit et l’on conçoit aussi des associations, des fondations diverses et variées, donc des acteurs non étatiques et dans ce sens-là, privés. »Vous avez pris l’année 1990 comme point de départ de votre thèse. Comment sont apparues et se sont développées ces activités politiques des acteurs privés dans les années 1990 ?
« L’année 1990 est une année de départ un peu facile, puisque c’est le début des transformations économiques et politiques après la chute du régime communiste en 1989, mais c’est réellement à partir de ce moment, qu’avec la construction d’une économie de marché, commence à apparaître un marché du lobbying en tant que services proposés par des individus, par des agences de lobbying, qui commencent à se mettre en place à ce moment.
Qui sont ces personnes qui se mettent à proposer du lobbying ? C’est une population assez variée à l’époque. Cela peut être des anciens apparatchiks communistes, qui se reconvertissent, qui ont des réseaux, qui connaissent un petit peu les milieux institutionnels, politiques, etc. et qui peuvent rester peu visibles tout en continuant à rentabiliser leur capital politique et social. Cela peut aussi être une reconversion pour des anciens dissidents qui, de la même façon, ont de bons réseaux, notamment auprès des nouvelles élites politiques. Et puis, cela peut aussi être, comme je l’ai vu dans certains cas, une façon de rester près de la politique pour ceux qui reviennent de l’étranger, par exemple des Polonais ou des Tchèques qui s’étaient exilés en Grande-Bretagne ou ailleurs, notamment après 1968, et qui reviennent, qui souhaitent participer à cette vie politique, mais qui, parfois, ne trouvent pas de place. En tout cas, on ne leur fait pas de place et donc ils restent près de la politique dans ces fonctions un peu auxiliaires, de lobbyistes entre autres. »
Se définissent-ils eux-mêmes comme des lobbyistes ? Comment envisagent-ils eux-mêmes ces activités ?
« Cela dépend. Pour certains, ils ne récusent pas du tout, pragmatiquement, le label de lobbying pour désigner leur activité. Ils sont tout-à-fait conscients que cela correspond bien à l’influence sur la politique de la part des entités privées, comme les entreprises notamment, qui constituent la grande majorité de leurs clients.
Entre parenthèses, par rapport à la question précédente, il faut dire qui sont les clients, ceux qui incitent ce nouveau marché à se créer. Ce sont principalement et quasiment uniquement les entreprises étrangères, les entreprises multinationales qui arrivent dans la région ou en investisseurs étrangers. Ne connaissant pas trop les milieux, elles sont à la recherche d’intermédiaires leur permettant, à la fois de comprendre ce qu’il se passe et, ensuite, d’avoir accès aux bonnes personnes, que ce soit dans les processus de privatisations, qui, on le sait, ont été massives et donc très intéressantes d’un point de vue économique, ou que ce soit sous la forme d’autres investissements.
Mais, pour revenir à votre question, ces personnes ne se mettent pas en avant en tant que lobbyistes. Personne ne met sur sa carte de visite ‘lobbyiste’. Mais pragmatiquement, ils savent bien que c’est un terme par lequel on peut désigner leur activité. Sur la carte de visite en revanche, on trouve toute une pléiade de descriptions. La plus commune aujourd’hui est celle de ‘public affairs’, c’est-à-dire ‘affaires publiques’ en français, ou bien on trouve ‘consultant politique’ ou ‘relations avec le gouvernement’ (‘government relations’) et toute sorte d’autres dénominations de ce type. »
Entre sphère publique et sphère privée, une activité perçue comme transgressive
Vous avez évoqué les désignations médiatique et politique du lobbyiste. Dans le champ médiatique tchèque, si l’on parle d’un lobbyiste, c’est souvent une forme euphémisée pour désigner un homme d’affaires dont on soupçonne qu’il est plutôt un mafieux. Comment s’est construite cette image du lobbyiste et représente-t-elle une réalité ?
« Elle représente bien une réalité, mais pas toute la réalité. Ce qui est intéressant, c’est qu’on voit, à la fois dans le cas tchèque, mais également dans le cas polonais dont je me suis occupée – ce qui montre aussi que ce n’est pas qu’une spécificité tchèque -, que, au début des années 1990 encore, le terme de lobbying est assez neutre. L’usage du terme, même dans les médias, est assez neutre, désignant simplement, ou il apparaît, au contraire, comme une sorte de terme un peu moderne, qui connote cette démocratie libérale que l’on vise, que la transformation politique et économique est censée visée. Et donc, les acteurs eux-mêmes, par exemple une présidente de l’association des enseignants, un nouveau président de l’association des entreprises du secteur de l’énergie, vont parler de leur activité comme étant celle du lobbying. Et le terme ne devient politisé au sens où on l’entend aujourd’hui que vers le début des années 2000, ce qui est, en grande partie, lié aux scandales politiques qu’ont connues à la fois la République tchèque et la Pologne à ce moment-là. »Vous avez travaillé sur ces lobbyistes en tant qu’ils incarnaient la marge des sphères publique et privée. Observe-t-on parfois un aller-retour chez ces lobbyistes entre des professions dans le privé et dans le public ?
« Oui. D'ailleurs, la plupart de ceux de l’échantillon que j’ai constitué sont passés par la sphère publique, c’est-à-dire soit par la politique, soit par l’administration, en ayant été hauts fonctionnaires, diplomates… Pour ce qui est du passage par la sphère politique, j’entends que ce sont soit d’anciens élus, d’anciens députés, sénateurs, etc., soit d’anciennes personnes dans les entourages d’hommes politiques élus : des conseillers, des assistants parlementaires, etc. C’est la grande majorité. Après, les retours du lobbying à nouveau vers la sphère publique sont plus rares. Pour cela, dans mon échantillon de 80 personnes pour la Tchéquie et la Pologne, je n’ai, il me semble, que cinq ou six cas. Après dans quelle mesure est-ce représentatif ? Je n’ai quand même que cinq ou six cas de personnes qui sont redevenues diplomates, qui ont réintégré un parti politique pour travailler pour ce parti… Cela semble encore assez compliqué de faire cela de façon formelle.
Après, les allers-retours vont peut-être évoluer, parce que la population elle-même évolue de façon assez visible, avec notamment une génération de jeunes, d’après mon échantillon entre 27 et 35 ans, qui arrivent dans ce business et qui ont une autre approche de cette activité. Ils sont souvent diplômés d’écoles à l’étranger, ils reviennent dans leur pays et ils voient ce secteur comme un tremplin, une porte d’entrée relativement facile vers justement des mondes de la politique ou à proximité de la politique, un secteur qui leur permet d’accéder assez facilement et rapidement à des responsabilités et à des personnes influentes. Ils peuvent donc passer quelques années dans une agence, ils sont assez mobiles sur ce marché du travail, ils changent d’agences assez souvent, ils peuvent créer leur propre agence et ils ont eux aussi une approche assez décomplexée du terme de lobbying lui-même. Eux ont moins de problème à se mettre en visibilité, à se déclarer comme lobbyistes, à défendre le lobbying en public, c’est-à-dire à parler dans les médias pour le compte de leur métier. Il sera intéressant de suivre les trajectoires de cette nouvelle génération de lobbyistes à l’avenir et de suivre leur accès à la sphère publique. »
Vous-même comment s’est passé votre accès au terrain ? Comment avez-vous pu approcher ces lobbyistes ? On peut imaginer que c’est une activité dans laquelle on n’a pas forcément très envie d’être exposé, même pour des travaux scientifiques…
« C’est un peu paradoxal mais je n’ai pas rencontré de grandes difficultés, à ma grande surprise, parce que – mais finalement c’est logique -, ce sont des gens qui se sentent quelque part injustement accusés de faire un ‘sale boulot’, d’être engagés dans des activités transgressives, et qui peuvent donc avoir envie de s’expliquer, de redresser cette image, de parler pour expliquer. Donc j’ai pu avoir des entretiens assez facilement par rapport à ce qu’on pourrait imaginer.Ce qui était plus difficile en revanche, et cela s’explique par le même raisonnement, c’était l’accès à des lobbyistes intégrés. Ce qu’on appelle dans la littérature les lobbyistes intégrés, ce sont les personnes qui ne travaillent pas pour différents clients pour une agence de lobbying ou à leur propre compte, mais sont directement des salariés d’une entreprise, comme ČEZ, Google, etc., les grandes entreprises qui ont leur propre département qui s’occupe de ces affaires. Comme eux ont souvent déjà un autre statut professionnel qu’ils peuvent mettre en avant – c’est pareil pour les cabinets d’avocat qui exercent du lobbying de fait assez souvent mais qui peuvent se présenter en tant que juristes, avocats, conseilleurs en communication -, ils ont peu d’intérêt à parler d’eux comme des lobbyistes ou à parler de leur travail de lobbying. »
Résistances à la réglementation
Il y a eu des tentatives de réglementation de ces activités de lobbying mais vous parlez pour la République tchèque de « non décisions ». Quels sont les enjeux autour de la réglementation de ces activités ?
« C’est très intéressant parce que la réglementation du lobbying apparaît vraiment comme un terrain peut-être à première vue un peu marginal. La réglementation du lobbying n’a jamais fait les unes des journaux, ni en République tchèque ni vraiment en Pologne. Mais, quand on regarde de près, c’est vraiment une scène qui est traversée par les tensions qui sont centrales pour la démocratie d’aujourd’hui. Par exemple la tension sur l’évolution de ce qu’est un mandat d’un représentant politique. Qu’est-ce qui légitime un représentant politique ?
Une résistance à la fois des députés, des fonctionnaires et des lobbyistes eux-mêmes aux exigences de la transparence a été perceptible à travers tous les contextes. Je viens d’ailleurs de lire un article sur le registre de la transparence européen, donc au niveau des institutions européennes, où, de la même façon, les eurodéputés se montrent soudain assez hésitants devant l’exigence de s’engager à rencontrer uniquement des lobbyistes qui seraient enregistrés, c’est-à-dire qui seraient transparents et qui seraient dans le registre de transparence européen. Ces députés perçoivent cette réglementation comme une menace ou comme une mise en question de leur propre liberté de décision et liberté d’agir en tant que représentants démocratiquement élus. Donc quelque part, le mode de légitimation par la représentation entre en tension avec de nouveaux modes de légitimation comme la transparence. »
Quels sont les moyens de réglementer ce secteur ?
« Les moyens sont connus et existants. Ils ne sont pas très nombreux parce que tous les projets de réglementation, quand on regarde à travers les pays depuis une vingtaine d’années, se ressemblent très fortement. C’est à chaque fois l’instrument du registre, c’est-à-dire une liste qui a vocation à devenir publique, une liste de noms avec des informations de base sur les personnes, les entreprises, les agences, les cabinets, et d’autre part, des obligations de ‘reporting’, de rapports réguliers à envoyer à une autorité publique qui ensuite les rend visibles, les rend transparents vis-à-vis du large public. Donc les instruments sont connus.
Si l’on va plus loin, on parlait aussi dans le cas tchèque, - et cela a soulevé vraiment une résistance immédiate de la part des députés -, de l’agenda ouvert, ‘open diary’ en anglais. C’est le fait qu’un député, ou même un haut fonctionnaire ou un ministre, tienne son agenda sous forme numérique et publié immédiatement, en temps réel, sur sa page internet. Là effectivement cela va assez loin dans une certaine dépossession des hommes et femmes politiques des moyens de contrôle sur leur visibilité publique. A partir du moment où ils ne peuvent pas choisir ce qu’ils racontent sur leur activité, ce qu’ils omettent, ce qu’ils accentuent, ils perdent une part importante de contrôle sur leur présentation de soi. Cette mesure a partout été proposée, notamment par des ONG qui travaillent sur des mesures anti-corruption, ou en République tchèque par l’ONG environnementale Ekologický právní servis (aujourd’hui connue sous le nom de Frank Bold, ndlr). Mais cela a partout été rejeté, même par les députés mêmes qui proposaient le projet de loi sur le lobbying. Ça, c’était fascinant dans le cas tchèque. Jeroným Tejc, du parti social-démocrate, et Bohuslav Sobotka, à l’époque non pas Premier ministre mais l’un des personnages importants dans le parti, ont proposé une loi sur le lobbying, récusant eux-mêmes d’y inclure ces agendas ouverts. Cela allait trop loin. »Selon vous, Jana Vargovčíková, quelle est aujourd’hui l’influence des lobbyistes sur le processus de fabrication de la loi en République tchèque ?
« Ça, c’est une question difficile à laquelle j’ai peur de ne pas pouvoir vraiment répondre. Après, ce qui est important, c’est de se rendre compte que le lobbying intéresse, attire l’attention, aussi parce que c’est finalement une part de la politique, une zone de la vie politique que tout le monde soupçonne. Ce n’est pas secret. Il est faux de dire que c’est une zone secrète. Nous savons tous que les acteurs économiques s’engagent dans des activités politiques, qu’ils financent ces activités, qu’ils ont des budgets qui sont destinés à cela. Ce n’est donc pas une zone secrète. Elle est non publique. Elle est donc controversée quelque part, dans le sens où se pose et se posera à l’avenir la question de la légitimité de cette activité politique des acteurs économiques. Se pose donc finalement la question des rapports entre l’Etat, qui est légitimé par des principes démocratiques, politiques, et le marché, qui est légitimé par d’autres principes. Aussi, l’activité politique des acteurs privés, par essence, va toujours poser problème ou poser des questions sur le plan de la légitimation démocratique. »