Au carrefour de l’Europe, le livre tchèque de l’entre-deux-guerres s’expose à Uzès

Photo: Magdalena Hrozínková

Envisager le livre comme un espace de rencontre entre les arts plastiques, l’architecture et la création poétique, telle était l’ambition des éditeurs et artistes de l’avant-garde tchèque des années 1920-1930. Leur création, inspirée de la Sécession viennoise, de l’expressionnisme allemand, du cubisme français ou encore du constructivisme russe, est au cœur d’une exposition de livres et de revues de l’époque qui se tient jusqu’au 20 octobre prochain à la Médiathèque d’Uzès, dans le département du Gard. Radio Prague l’a visitée en compagnie de Pierre Ponant, historien, critique du design graphique et propriétaire de la collection exposée.

Photo: Magdalena Hrozínková

Le graphisme tchèque, mais également les arts décoratifs produits dans l’entre-deux-guerres, témoignent de l’ouverture de Prague au reste de l’Europe après la création de la Tchécoslovaquie en 1918. Les artistes tchèques s’émancipent : la nouvelle génération de typographes refuse de travailler avec des fontes allemandes, utilisées sous l’Empire austro-hongrois, et créent des typographies originales adaptées à l’orthographe tchèque. Ce design graphique tchécoslovaque est mis à l’honneur par l’exposition intitulée « Le Livre tchèque et les avant-gardes (1919-1938) ». Prêtée par le collectionneur et historien Pierre Ponant, elle s’est déroulée entre février et mai 2018 à Bordeaux (cf. https://www.radio.cz/fr/rubrique/culture/a-bordeaux-une-exposition-met-en-lumiere-la-richesse-de-la-creation-graphique-tcheque-de-lentre-deux-guerres), avant d’être présentée à partir du 11 septembre à Uzès, près de Nîmes.

Pierre Ponant nous parle de sa collection :

Des livres qui n’intéressent que des collectionneurs suisses

Pierre Ponant,  photo: Magdalena Hrozínková
« Cette exposition est le fruit d’une collecte de plus de vingt ans d’ouvrages que j’ai acquis auprès de marchands en ex-Tchécoslovaquie et ailleurs. Je cultive une passion pour cette période de l’histoire de l’art en général. Ce que j’aime en particulier, c’est la radicalité de certaines couvertures. J’ai été conforté dans mes choix par des artistes et d’autres professionnels que j’ai pu rencontrer au fil des années. Je ne présente ici que la partie tchèque de ma collection, mais celle-ci est plus large. Elle contient également des ouvrages hongrois, polonais ou russes.

Les premières pièces que j’ai achetées, je les ai trouvées dans une librairie de livres anciens à Prague. J’étais avec un ami et en voyant tous ces beaux ouvrages, nous avions envie d’acheter tout le magasin ! D’autant plus que les livres étaient très bon marché. Un ami tchèque m’a expliqué que cette création n’intéressait plus vraiment les Tchèques, car elle était trop liée à la période communiste. ‘Seuls les collectionneurs suisses achètent de tels livres’ m’a-t-il dit. »

L’inventivité et l’esprit rieur des artistes du Devětsil

En expliquant les spécificités de la création de l’avant-garde tchèque, Pierre Ponant évoque en premier lieu le nom de Karel Teige (1900-1951), typographe, peintre, théoricien et personnalité engagée et fortement attachée à la France :

Photo: Magdalena Hrozínková
« L’avant-garde tchèque se distingue par sa subtilité et son humour au énième degré qui intervient dans les mises en page. Karel Teige est un exemple spécifique. C’est lui qui a inventé le groupe artistique Devětsil. Ce cénacle a été le leader du mouvement d’avant-garde dans les années 1920-1930. Teige a été un compagnon de route du jeune Parti communiste jusqu’à sa critique des procès staliniens après la Deuxième Guerre mondiale suite à laquelle il a été évincé de toutes ses fonctions et même accusé de ‘déviationnisme titiste’… Dans certaines de ses couvertures, Karel Teige n’utilise pas le rouge et le noir, des couleurs très utilisées par les constructivistes, mais le rose et le noir. C’est quelque chose qui est en décalage, qui témoigne des recherches qui se sont développées par rapport au constructivisme russe. Dans sa création, on trouve aussi des références au Bauhaus et au père de la typographie moderne, Jan Tschichold. »

Lié d’amitié, entre autres, avec Le Corbusier, auquel il envoyait des lettres et brochures signées « Votre dévoué Charles Teige », l’artiste tchèque a redéfini l’approche du livre. Pierre Ponant explique :

« Karel Teige est l’inventeur de l’image-livre : ce qu’il définit comme un livre global, où l’on rencontrerait à la fois des plasticiens, des chorégraphes et des cinéastes… Il avait imaginé des livres qui se développent comme un film. »

Paquebots, avions, buildings et… étoiles rouges

Photo: Magdalena Hrozínková
Une vingtaine d’ouvrages correspondant au concept de l’image-livre sont exposés à Uzès, des livres où différentes approches se côtoient, notamment le collage et le photomontage. Avec Pierre Ponant, nous nous arrêtons devant la couverture du recueil de poèmes Samá láska (Seul l’amour) de Jaroslav Seifert, publié en 1923. La mise en page est l’œuvre de Karel Teige et d’Otakar Mrkvička :

« Ce photomontage est assez représentatif de la création de l’avant-garde tchèque : on y voit la célèbre place de Prague (la place Venceslas, ndlr), le disque qui est le symbole du groupe Devětsil, ainsi que des éléments de modernité, à savoir le paquebot, l’avion, les gratte-ciel sortis d’une carte-postale américaine et, enfin, au-dessus de tout cela, la fameuse étoile rouge censée représenter l’avenir radieux de tous les prolétaires. Il y avait beaucoup d’espoir dans cette idéologie. »

Toujours muni de sa pipe, Karel Teige apparaît sur de nombreux dessins et caricatures inspirées des réunions, parfois très houleuses, du groupe Devětsil, créé à Prague en 1920 et qui a touché tous les domaines artistiques. Ces dessins, également exposés à Uzès, ont été créés par un autre membre de Devětsil, Adolf Hoffmeister (1902-1973), artiste, écrivain, traducteur, journaliste et futur ambassadeur tchécoslovaque à Paris. C’est aussi grâce à cette grande figure des relations franco-tchèques que la France est très présente dans cette exposition. Pierre Ponant :

Photo: Magdalena Hrozínková
« De nombreux auteurs français ont été traduits en tchèque à cette période. Voilà pourquoi cette exposition veut aussi mettre à l’honneur le travail accompli par les éditions Aventinum et Odeon. Adolf Hoffmeister, qui travaillait pour Aventinum, ramenait de Paris des œuvres d’auteurs comme Blaise Cendrars, Jules Romains et d’autres encore. Il a obtenu les droits pour leur publication en tchèque. De même, l’intégralité de l’œuvre de Guillaume Apollinaire qui a écrit de très beaux textes sur Prague, a été traduite en tchèque. Les frères Čapek, eux aussi, sont venus en France. Josef Čapek (peintre et écrivain né en 1887 et mort en 1945 ; frère de l’écrivain Karel Čapek, ndlr) a rencontré Braque et Picasso à l’époque où le cubisme était à ses débuts. Il a mis toutes ces influences dans sa mallette et les a mis en pratique à son retour en Tchécoslovaquie. A Bordeaux, nous avions exposé une toile cubiste de Josef Čapek datée de 1913, en pleine période cubiste. Il est important de signaler que les Tchèques ont accompagné ce mouvement dès le départ. »

Madame d’Ora et ses portraits de femmes pour la revue Eva

L’exposition du graphisme tchécoslovaque de l’entre-deux-guerres ne se limite pas aux livres. Elle présente également des courts-métrages, ainsi que des magazines de l’époque. Parmi eux, les belles unes de la revue féminine Eva. Il s’agit là de nouveautés dans la collection de Pierre Ponant :

Photo: Magdalena Hrozínková
« Suite à la première exposition à Bordeaux, une personne m’a appelé en me disant qu’elle avait une collection de la revue Eva et qu’elle cherchait quelqu’un qui saurait en faire bon usage. J’ai fait connaissance de cette dame dont la mère était une grande lectrice de cette revue féminine, je dirais même féministe. Elle abordait la question de la femme moderne et émancipée. Les unes sont assez belles, de même que l’intérieur de la revue : son côté graphique est conçu dans l’esprit de la modernité, avec l’utilisation des bas-de-casse ou des lettres bâton, une simplification des formes et des aplats. Les photos étaient réalisées par l’atelier de photographie de Madame d’Ora (le pseudonyme de Dora Kallmus, ndlr). C’était une photographe autrichienne qui était la première à être reconnue par l’Association des photographes autrichiens. Elle avait le double handicap d’être femme et juive et a dû lutter contre le ‘machisme ambiant’. Après avoir fondé son studio de photographie de mode à Paris, Madame d’Ora a travaillé pour différents magazines en Allemagne et notamment pour la revue Eva en République tchécoslovaque. »

S’il est possible encore aujourd’hui de retrouver quelque part l’esprit de l’avant-garde, pour Pierre Ponant, ce n’est pas à Prague, ni même en Europe centrale, mais en Amérique latine :

Photo: Magdalena Hrozínková
« Avec une certaine uniformisation des centre-ville, tout s’est un peu dilué et uniformisé… Que l’on soit à Prague, à Munich, à Bruxelles ou à Paris, on trouve partout les mêmes commerces, la même organisation des places. J’ai quand même retrouvé certaines spécificités des avant-gardes à Buenos Aires, où j’ai monté plusieurs expositions. La ville n’a subi aucun conflit armé, elle a été nourrie par toutes les immigrations, notamment d’Europe centrale. Certains architectes du Bauhaus sont partis en Argentine après l’arrivée des nazis au pouvoir en Europe et ils y ont construit. A Buenos Aires, on trouve alors un mélange d’architectures qui appartiennent aux courants avant-gardistes. »

L’exposition « Le Livre tchèque et les avant-gardes (1919-1938) » est organisée dans le cadre des Semaines tchèques à Uzès. Tandis que ce festival qui propose des projections de films, débats, conférences, concerts et soirées de lectures, se déroule dans la petite ville historique et touristique jusqu’au 30 octobre prochain, l’exposition prêtée par le collectionneur Pierre Ponant, quant à elle, refermera ses portes le samedi 20 octobre.