A Dijon, rendre à l’opéra Jenůfa sa « coloration tchèque »
Non seulement la ville de Dijon a un atavisme marqué pour la culture tchèque, au travers de sa section tchèque au Lycée Carnot, et du partenariat existant entre la région Bourgogne et la Bohême centrale. Mais elle a en outre un opéra dont le directeur est un tchécophile averti et qui, comme quelques rares collègues en France, a l’immense mérite de vouloir faire découvrir l’œuvre du compositeur tchèque Leoš Janáček au public français. Après Kaťa Kabanová il y a quelques années, Laurent Joyeux a programmé dans la cité bourguignonne l’opéra Jenůfa, du 26 au 30 septembre. Au micro de Radio Prague, il est d’abord revenu sur l’intérêt suscité ces derniers temps par Leoš Janáček en France :
Pour les Français qui, justement, connaissent peu cet opéra, quel est l’apport de Janáček ?
« Il est énorme. Au début du XXe siècle, comme cela se passe dans d’autres villes comme Vienne avec Schönberg et Berg notamment, Janáček met le théâtre au cœur de l’action. Ce qui est frappant, c’est qu’on se retrouve avec une action qui est en train de se dérouler presque en temps réel sur le plateau, avec le temps de la conversation. C’est un apport de théâtralité qui est absolument énorme. L’autre chose, c’est que l’orchestre a un rôle. C’est quelque chose qui existe depuis Wagner, mais ici, on laisse tomber tout le côté pompeux que peut avoir celui-ci. L’orchestre raconte une histoire et raconte sa propre histoire en parallèle de celle qui se déroule entre les chanteurs. C’est quelque chose qui, selon moi, est extrêmement riche et intéressant et qui donne beaucoup de fil à retordre aux metteurs en scène : comment l’orchestre prend en charge une partie de la narration et comment rendre les choses que Janáček évoque, les éléments de la nature par exemple, sur un plateau ? C’est la musique qui le prend en partie en charge. L’autre chose, c’est aussi ce mélange d’influences populaires retravaillées, réinterprétées. C’est quelque chose d’assez fascinant et d’unique dans l’opéra. »Puisque vous parlez de mise en scène : quels choix ont été faits pour cette nouvelle production ?
« Yves Lenoir est un metteur en scène avec lequel on a déjà travaillé il y a deux ans sur un Orfeo de Monteverdi. J’ai beaucoup aimé son travail où la direction d’acteurs tient une place très importante. C’est quelqu’un qui est aussi l’assistant de grands metteurs en scène et qui travaille à l’Opéra de Paris. C’est lui qui a remonté la production mythique de Patrice Chéreau De la maison des morts, de Janáček. Pour moi c’était un spectacle extrêmement réussi de Chéreau. Et le fait d’avoir remonté ce spectacle et d’être rentré dans cette production en faisait pour moi un metteur en scène idéal pour monter cette œuvre. Yves Lenoir a aussi été mon assistant quand j’ai moi-même monté Kaťa Kabanová il y a trois ans, en 2015. On a collaboré sur ce projet-là et donc cela faisait de lui quelqu’un de tout désigné pour monter Jenůfa. Le parti-pris qu’il prend est celui de jouer cette histoire et de s’attacher énormément à la direction d’acteurs, de ne pas chercher à transposer, à mettre je ne sais quel concept dessus. Et finalement, Janáček est encore un des compositeurs qu’on peut jouer vraiment comme cela à l’opéra. »
Pour cette production, vous collaborez aussi avec des artistes tchèques. Vous avez confié la direction musicale à Štefan Veselka…
« Il est morave, et c’était justement parfait pour Janáček. C’était très important pour moi de faire appel à des artistes tchèques. Štefan bien sûr, et les Czech Virtuosi qui est un ensemble constitué des chefs de pupitre du Philharmonique et de l’Opéra de Brno. Ce sont les seuls à avoir encore aujourd’hui ce son si particulier qu’ont les orchestres tchèques et ils ont la manière de phraser Janáček qui s’est perdue et qu’on ne retrouve plus. Ça s’est standardisé, on a une sorte de gros son allemand en permanence quand on joue Janáček. Pour moi, c’est une erreur énorme et ce n’est pas du tout comme ça qu’il faut faire. J’ai eu la chance de vivre à Prague il y a quelques années et de découvrir Janáček à Brno et à Prague. J’ai donc été marqué par cela. Le fait qu’encore aujourd’hui on joue Janáček ainsi en Tchéquie, je voulais le faire découvrir au public français qui est trop habitué aux versions plus allemandes ou plus anglaises, qui pour moi n’ont rien à voir avec la musique de la langue. Tout le travail que fait Štefan Veselka avec les chanteurs, c’est de les amener, pour ceux qui ne sont pas tchécophones, vers cette prononciation, cette musicalité de la langue tchèque. Pour moi, c’est indispensable quand on fait du Janáček. Sinon, on fait une sorte de ‘gloubiboulga’ international comme on l’entend souvent. »