Des enregistrements vidéo uniques et en français du philosophe Jan Patočka remis à la Tchéquie
Jan Patočka, le philosophe tchèque le plus important du XXe siècle, un des premiers porte-paroles de la Charte 77, est décédé le 13 mars 1977. Peu avant sa mort, survenue dans des circonstances troubles après qu’il a subi un interrogatoire de la police secrète StB, des journalistes de la télévision française avaient réalisé un reportage sur la dissidence à Prague, lors duquel ils avaient pu rencontrer l’intellectuel. Le 24 juillet dernier, l’ambassade de France en République tchèque a remis officiellement ces enregistrements d’une grande valeur aux Archives Jan Patočka.
Des archives uniques
Depuis 2013, cette institution, qui promeut les études autour de l’œuvre de Jan Patočka, tentait d’obtenir ces vidéos, redécouvertes à l’occasion de la réalisation d’un documentaire sur le philosophe. Des efforts qui ont finalement été récompensés. L’Institut français de Prague s’est arrangé pour obtenir les droits pour dix ans renouvelables auprès de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), et Roland Galharague, l’ambassadeur français en Tchéquie, les a transmis officiellement à Ivan Chvatík, le directeur des Archives Jan Patočka. De quoi s’agit-il ? Roland Galharague nous éclaire :« Ce sont quatre enregistrements, qui sont pour trois d’entre eux des extraits du journal télévisé d'Antenne 2. Et pour le quatrième, un extrait d’un magazine d’actualité. Toutes ces bandes datent de 1977. Et l’un des extraits du journal d’actualité date du jour de la mort de Jan Patočka. »
Le journaliste qui revient de Tchécoslovaquie, c’est Daniel Bilalian. Il répond sur le plateau d’Antenne 2 aux questions de son collègue Jean-Pierre Elkabbach, dont on mesure ainsi la longévité sur le petit écran. Ces reportages donnent à voir ce que la normalisation veut dire en Tchécoslovaquie en 1977, où le mouvement de la dissidence vient de s’organiser avec la Charte 77, autour de personnalités comme Václav Havel ou bien Jan Patočka.
Outre ce grand intérêt historique, pour les spécialistes du philosophe, ces images ont un sens tout particulier. Ce sont les seules vidéos existant de Jan Patočka s’exprimant à la télévision. Ivan Chvatík :
« Cela a une grande signification parce que ces vidéos sont les seules images en mouvement dont on dispose de Jan Patočka. Bien que nous ayons de nombreux enregistrements audio, la nouvelle génération et celles du futur ne pourraient pas s’imaginer à quoi ressemblait Patočka lors de ses conférences. Nous avons donc là les trois seules minutes où on voit vraiment la façon dont il parlait. Je dois dire qu’il parlait de la même façon lorsqu’il donnait des conférences en tchèque, parce qu’il ne lisait jamais ses notes et qu’il attrapait toujours sa pensée en l’air. »
Jan Patočka, le francophone
On voit effectivement Jan Patočka chercher méticuleusement et peser ses mots. Il s’exprime dans un très bon français et cela n’a rien d’étonnant pour Ivan Chvatík :« Jan Patočka parlait de nombreuses langues, mais il maîtrisait très bien le français parce ce que, dans son jeune âge, il avait étudié en France. De fait, il a été le camarade de classe de philosophes comme Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir… Et il avait de nombreux amis français. Il a eu comme professeur Alexandre Koyré et d’autres philosophes français. Il a commencé à effectuer des séjours en France en 1928. »
Cela explique aussi peut-être partiellement la richesse des traductions de l’œuvre de Jan Patočka, philosophe qui s’est grandement intéressé à la phénoménologie, mais également à la philosophie de l’histoire ou même à la littérature. Ivan Chvatík :
« Les traductions en français sont les plus nombreuses. Patočka est traduit au total dans 23 langues, mais celles en français font peut-être, si j’ose dire, un mètre de large, grâce au travail d’Erika Abrams, qui traduit systématiquement Patočka depuis l’année 1977. »
Une pensée toujours vivante
Pour Ivan Chvatík, Jan Patočka, qui avait anticipé la mondialisation, qu’il appelait la « post-Europe », a encore beaucoup à nous dire. De nombreux doctorants, notamment italiens, continuent d’étudier et de développer sa pensée. Roland Galharague lui-même a lu certains des textes politiques du philosophe. L’ambassadeur y a trouvé matière à réflexion :« Ce qui est extraordinaire, c’est sa capacité à restaurer au fond la dignité humaine et à indiquer à un Etat quel qu’il soit, en l’occurrence à un Etat autoritaire ou totalitaire, sa place exacte. C’est-à-dire que c’est extraordinaire, la manière dont, par une pure opération morale, intellectuelle et publique, il retourne totalement la situation. Cet homme qui, dans la réalité physique, est suivi, enfermé, brimé, empêché d’enseigner, etc., trace très exactement la limite de l’Etat. Il dit à l’Etat : ‘voilà jusqu’où vous pouvez aller, et pas plus loin’, et il gagne. C’est ça qui est absolument extraordinaire. Je crois que c’est une leçon qui est aussi d’actualité pour nous : il y a une limite au pouvoir de l’Etat. »
Le décès de Jan Patočka et la naissance des Archives Jan Patočka
Enfin, ces vidéos présentent un autre intérêt. Elles ont en effet été enregistrées quelques semaines seulement avant le décès de Jan Patočka. L’intellectuel est décédé d’un AVC en mars 1977, après avoir subi toutes sortes de tracas de la part de la police secrète communiste, la StB, et en particulier des interrogatoires à rallonge. Une mort que les autorités de l’époque ont voulu cacher, comme le raconte Roland Galharague :« Le régime tchécoslovaque de l’époque a tout fait pour nier qu’il y eut un enterrement. Il y avait donc une équipe de motards paramilitaires qui s’entraînaient à proximité. Le prêtre faisait partie des services secrets. On avait barré l’accès aux routes. Il y a un texte de l’écrivain tchèque Ludvík Vaculík qui raconte comment, ce jour-là, il a été convoqué chez la police pour parler de choses et d’autres, de pas grand-chose, mais en tout cas pour en parler toute la journée. »
La mort de Jan Patočka marque aussi la naissance des Archives qui portent son nom. Ivan Chvatík :
« Les Archives Jan Patočka ont été créées de facto le jour de la mort de Jan Patočka, le 13 mars 1977. Nous, ses élèves, qui participions à ses séminaires privés dans des appartements jusqu’en 1976, avons appris sa mort par la radio étrangère, Voice of America ou Radio Free Europe. C’était un dimanche. Nous nous sommes tous dépêchés de rentrer à Prague depuis nos retraites à la campagne, et le soir, avant que la police ne reçoive des ordres le lendemain matin, nous avons été à son appartement. Avec l’aide des membres de sa famille, nous avons rassemblé et emmené tous ses écrits, pour ne pas que la police ne s’en saisisse. Pendant quinze ans, nous avons caché ces documents dans un lieu secret et le 1er janvier 1990, nous avons créé officiellement les Archives Jan Patočka de l’Académie des Sciences. »
Autant de raisons qui justifiaient donc de remettre à cette institution les fameux enregistrements vidéo de 1977. Roland Galharague :« C’est une bonne opération, dans le sens où, au fond, nous restitutions aux Tchèques ce qui leur appartient, c’est-à-dire une page absolument centrale et décisive de leur histoire. Il faut imaginer la différence de contexte entre aujourd’hui et 1977. C’est un autre monde qui nous parle à travers ces archives. »