1918 et l’Etat commun des Tchèques et des Slovaques
L’historien Alain Soubigou, spécialiste de la vie de Tomáš Masaryk, était récemment de passage en République tchèque. Il nous a fait le plaisir de faire un détour par nos studios pour évoquer au micro de Radio Prague le centenaire de la fondation de la Tchécoslovaquie.
Que vous inspirent ces célébrations du centenaire de la fondation de la Tchécoslovaquie ? Le sens de ces célébrations est-il différent à Bratislava et à Prague ?
« Oui, il y a des différences évidemment. Les Tchèques sont sans doute de manière plus spontanée dans une disposition pour célébrer ce centenaire. Chez les Slovaques, c’est quelque chose qui est peut-être un peu moins spontané et qui a été travaillé par les autorités politiques. Ce que l’on peut en voir quand on est Paris, c’est des célébrations parfaitement coordonnées entre l’ambassade tchèque d’un côté, l’ambassade slovaque de l’autre, avec des historiens qui se prêtent à ce travail de commémoration. Evidemment, la célébration n’est pas tout à fait la même puisqu’on sait toutes les ambiguïtés qu’il y a eu du côté slovaque quant à la création de l’Etat commun. Dans ces conditions, la commémoration ne prend pas tout à fait le même visage. »Le rapprochement tchéco-slovaque
La formation d’un Etat entre Tchèques et Slovaques n’allaient pas forcément de soi. Personne sans doute ne l’imaginait avant la Première Guerre mondiale. Les Tchèques avaient eu, depuis le Moyen Âge un Etat, au contraire des Slovaques, sous domination hongroise. Quelles dynamiques ont fait se rapprocher ces deux peuples en vue de la formation d’un Etat commun ?
« Il y a de vrais liens entre les Tchèques et les Slovaques bien avant 1914. Evidemment, le travail des historiens a consisté à retrouver ces liens, ces traces bien antérieures à 1914. Bien sûr, Masaryk a notamment joué un rôle, ne serait-ce que pour des raisons personnelles : son père était slovaque, sa mère était tchèque. Il a suscité un courant de rapprochement entre des étudiants tchèques et des étudiants slovaques qui venaient le visiter, et parmi eux un certain Milan Rastislav Štefánik. Ils avaient fondé une association qui s’appelait Detvan, qui regroupait les étudiants slovaques de Prague. Il y avait donc des points de rencontre.Ils prennent évidemment tout leur sens après l’entrée en guerre. Masaryk fait une analyse politico-démographique : l’après-guerre sera compliqué pour des Tchèques qui seraient seuls face aux Allemands, face aux germanophones de Bohême et de Moravie. Il fait donc très tôt le calcul d’une association entre les Tchèques et les Slovaques, qui irait au-delà de la sympathie estudiantine d’avant-guerre. Il noue des partenariats en quelque sorte et en premier lieu avec Štefánik. Il retrouve à Paris ce général de l’armée française, qui avait été son étudiant avant la guerre et qui avait poursuivi des études brillantissimes à Paris, une carrière militaire, une carrière d’espion peut-on aussi dire. Cela devient un point de rencontre très puissant dès le début de la guerre.
Voilà ce qui se joue. C’est à la fois des amitiés antérieures, des intérêts politico-démographiques et puis une collaboration très efficace pendant la guerre. »
Un des moments de ce rapprochement, c’est la signature de l’accord de Pittsburgh le 30 mai 1918, où les représentants du Conseil national tchécoslovaque entérinent les formes que devront prendre le futur Etat tchécoslovaque. Quel est le sens de cet accord de Pittsburgh ?
« Il y a eu toute une série d’étapes lors de l’itinéraire de Masaryk autour du monde passant successivement par la Suisse, l’Italie, la France, la Grande-Bretagne, les pays scandinaves, la Russie, le Japon et enfin les Etats-Unis, où en effet se noue cet accord de Pittsburgh le 30 mai 1918. Masaryk tient compte d’un phénomène, là encore politico-diplomatique, c’est que les Slovaques sont très nombreux en Amérique, en raison du régime imposé par les Hongrois aux Slovaques de Haute-Hongrie, comme on l’appelait à l’époque avant la guerre. Il y a en 1907 le massacre de Černová ou bien la loi Apponyi, qui impose à tous les Slovaques à l’école d’apprendre le hongrois. Tout cela a fait que les Slovaques de Hongrie ont fui en masse aux Etats-Unis, la pauvreté plus ce régime sévère de la part des Hongrois. La communauté slovaque aux Etats-Unis est donc abondante, et notamment dans la ville de Pittsburgh, et de même la communauté tchèque.Masaryk fait ce qu’on appelle de nos jours une levée de fonds. Les Slovaques et les Tchèques d’Amérique sont peu disposés à modifier leur style de vie, qui s’est accommodé depuis des années d’un confort de situation tout à fait avenant. En revanche, ils sont tout à fait disposés à aider la cause de l’indépendance tchécoslovaque par des fonds. C’est ainsi que Masaryk, lors de nombreuses soirées, parfois d’ailleurs en collaboration avec des Slaves du Sud, des Polonais, etc., réunit dans de nombreuses salles, des salles très abondantes, des Tchèques et des Slovaques. Et on en vient l’idée de réunir politiquement cet effort des Tchèques et des Slovaques dans une déclaration.
Cela a abouti le 30 mai 1918 à une déclaration sur laquelle il y a eu beaucoup d’ambiguïté. En effet, il s’agissait de faire travailler ensemble les Tchèques et les Slovaques d’Amérique, étant entendu du point de vue de Masaryk qu’il n’était pas question de prendre des décisions décidant de la forme de l’Etat à venir six mois avant l’annonce de l’indépendance. Il n’est pas question de poser des hypothèques sur l’avenir. Masaryk signe une espèce de déclaration de bonnes intentions, qui réunit des Tchèques et des Slovaques bienfaisants, qui apportent leur contribution financière à la cause, mais cela ne va pas au-delà. Masaryk disait très clairement dès cet instant et puis plus tard revenu dans sa patrie, que c’est aux députés, c’est aux constituants dans le pays de décider de la forme de l’Etat à venir. La question qui vient ensuite c’est, dans le cadre de cette indépendance, quel degré d’autonomie pour les uns et les autres, et notamment pour les Slovaques ? »
Entre centralisation, paternalisme et « cantonalisation »
Comment s’articulent ces débats entre ces questions, entre une centralisation qui profiterait certainement à l’élément tchèque et une fédéralisation qui peut se comprendre dans le sens où, sur le territoire tchécoslovaque, en plus des Tchèques et des Slovaques, il y a aussi des Allemands, des Ruthènes, des Juifs, des Polonais, des Hongrois ?
« Masaryk avait un modèle, il avait d’ailleurs circulé dans ce pays, la Suisse. Il avait envisagé l’idée de cantonalisation. On utilise d’ailleurs davantage ce terme que celui de fédéralisation. On parlait de fédération danubienne éventuellement, mais une fédéralisation à l’intérieur d’un Etat, ce n’était pas tout à fait le terme utilisé même s’il revient en revanche en 1968-1969 dans la Tchécoslovaquie devenue communiste. Mais à cette époque, Masaryk réfléchit davantage en cantons juxtaposés sans aller jusqu’à réellement l’accomplir.
Il préfère réfléchir dans un cadre - disons-le – central, à des droits pour chacune des minorités. Ce que vous appelez l’élément : l’élément germanophone, l’élément polonophone, l’élément tchécophone, l’élement slovacophone, l’élément magyarophone, l’élément ruthénophone. Tous doivent avoir leur place dans la République. Ce qu’il propose, et là on sent l’homme du XIXe siècle, c’est plutôt une sorte de paternalisme.
C’est-à-dire que quand il se rend dans les cantons ou dans les parties de la République où il y a beaucoup de germanophones, il s’adresse bien entendu à eux en allemand, ‘Naši Němci’ (‘Nos Allemands’). Il avait l’allemand facile puisque c’était la langue de ses études. Il a écrit beaucoup de livres jusqu’en 1913 en allemand, donc ce n’était pas du tout une difficulté pour lui.Et de la même façon, avec le même paternalisme, lorsqu’il se rend en Slovaquie, il s’adresse aux Slovaques en slovaque, qui est la langue de son père. Et puis même, il s’installe trois mois par an au château de Topoľčianky. Il y installe le siège de la République. Il oblige les ministres, les ambassadeurs à se rendre à Topoľčianky, ce qui était une sacrée équipée depuis Prague dans l’entre-deux-guerres. Jusqu’en 1933, il séjourne deux à trois mois d’été dans ce château au milieu de la Slovaquie à partir duquel il rayonnait sur la Slovaquie. On peut considérer que c’est une conception paternaliste de la gestion des minorités à l’intérieur de l’Etat. Elle était en son temps tout à fait novatrice. »
La Bohême-Moravie en 1918
Quand on évoque le processus qui mène à l’indépendance de la Tchécoslovaquie, on parle souvent du rôle de Masaryk et de ses voyages aux Etats-Unis ou en Russie, de Beneš en France, des légions tchécoslovaques en Russie et en France. Mais que se passe-t-il en 1918 sur les territoires qui deviendront bientôt la Tchécoslovaquie, à la fois au niveau politique – prépare-t-on la chute de l’Autriche-Hongrie – et au niveau économique et social ?
« Il y a deux niveaux d’analyse en effet. Au niveau politique, le plus voyant, c’est tout un groupe d’hommes qui préparent la suite. Ils ont rencontré quelques difficultés dans le courant de la guerre. Certains d’entre eux ont même été arrêtés et condamnés à mort. Ils sont graciés in-extremis par le nouvel empereur Charles après 1916. C’est ce qu’on appelle les hommes du 28 octobre, autour notamment de Karel Kramář, qui devient très logiquement après le 28 octobre 1918 le Premier ministre du nouvel Etat créé en commun avec les Tchèques et les Slovaques.
Ça, c’est le niveau politique. Il y a un autre niveau, c’est celui du vécu de la population. Là, il y a eu toute une série de travaux qui ont été faits tant en République tchèque qu’à l’étranger et je pense notamment aux travaux de Jan Šedivý à l’Université Charles sur une espèce de vie quotidienne des Tchèques pendant la guerre. Alors même que le territoire de la Bohême, de la Moravie et de la Haute-Hongrie, autrement dit de la Slovaquie, n’a pas été touché par les combats, il n’y a pas eu de bombardement pendant la Première Guerre mondiale sur ces territoires, ce qui ressort de ces travaux et que je ne peux que confirmer par les travaux que j’ai menés moi-même dans les archives et sur le terrain, c’est que c’est sans doute une des populations qui a le plus souffert, et notamment de la faim.Loin de tout, loin de toute mer, loin de tout empire qui est par exemple venu au secours des populations de la Grande-Bretagne et de la France, la population de Bohême et de Moravie a subi des prélèvements sur la production industrielle et plus encore sur le cheptel. Aussi, la faim a été terrible en 1917-1918, ce qui a provoqué des émeutes de la faim qui ont pris des formes tout à fait tragiques. Par exemple à Pardubice, des femmes se couchent sur les voies ferrées pour bloquer un train rempli de charcuterie à destination de l’Allemagne. Il y a des prélèvements au profit d’un pays allié de l’Autriche-Hongrie dans la guerre et ça c’est insupportable. L’armée tire sur la foule et il y a trois morts. »
De la même façon, à Prostějov en Moravie, la foule traverse la ville parce qu’elle a faim et à nouveau l’armée tire, ce qui est jamais vu ni en Allemagne, ni en Grande-Bretagne, ni en France, même s’il y a par exemple eu des mouvements de grève à Saint-Etienne et ailleurs. Jamais l’armée n’a tiré sur la population. A Prostějov, c’est presque une vingtaine de morts dans la population civile. Ajoutez à cela qu’en 1918, un accident terrible à Bolevec, dans la banlieue de Plzeň, fait exploser une usine de munitions : 300 morts. La vie pour les Tchèques et les Slovaques pendant la guerre était terrible. »
Aujourd’hui, les Tchèques et les Slovaques célèbrent la naissance d’un Etat qui a disparu. Comment a évolué ce regard sur cette fondation de l’Etat tchécoslovaque ?
« Pendant la Première République, en 1928, il y a eu un anniversaire célébré avec toute une série d’articles dans la presse qui balançaient entre un rôle éminent des résistants de l’intérieur, autour de Karel Kramář, et puis des résistants de l’extérieur autour de Masaryk. Il y a eu des débats tout à fait épiques entre les deux hypothèses, entre les deux lectures.
En 1938, l’ambiance était pire que morose après les accords de Munich. En 1948, on est environ six mois après la prise de pouvoir par les communistes avec le putsch de 1948. Les communistes ont eu tendance à mettre l’éteignoir sur cette célébration. De toute façon, toute célébration qui échappait aux communistes était vouée à l’échec. En 1958, il y a eu très peu de célébration pour cette indépendance bourgeoise, comme on disait dans la logorrhée et la langue de bois des communistes. En 1968, il y a eu des préparatifs mais qui sont tombés un peu à l’eau après l’invasion des troupes du pacte de Varsovie le 21 août 1968. En 1978 et en 1988, c’est passé inaperçu mais, à vrai dire, ce n’était pas une date ronde comme aurait pu l’être le cinquantenaire de1968. De nos jours, on arrive au centenaire avec, disons-le, un régime de liberté, même si certains ont des inquiétudes, qui permet de célébrer à plein.
Quant au différentiel de cérémonie entre les Tchèques et les Slovaques ; chez les Tchèques, c’est une fête nationale. Pas chez les Slovaques. Déjà, matériellement, le 28 octobre, les Tchèques seront au repos, pas les Slovaques. On retrouve en fait les césures du jeu politique slovaque entre les modernistes, ceux qui sont tournés vers l’Europe, vers l’Occident, vers les Tchèques – il y a encore beaucoup de mariages mixtes -, et puis ceux qui se réfugient dans un regard plus national, peut-être plus nationaliste slovaque, et ont tendance à minorer ce bout de chemin fait avec les Tchèques. »
Alain Soubigou est maître de conférences d'Histoire de l'Europe centrale contemporaine à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur d’une biographie de Tomáš Garrigue Masaryk et a collaboré plus récemment avec Antoine Marès à l’écriture d’un manuel intitulé L'Europe centrale dans l'Europe du XXe siècle.