L’amour à l’époque du changement climatique
Comment s’orienter dans la surproduction littéraire tchèque ? Comment trouver dans cette avalanche de livres qui déferle tous les ans sur les rayons des librairies tchèques des ouvrages qui méritent d’être lus. Le lecteur indécis et désemparé peut orienter son choix entre autres selon les prix littéraires dont le plus prestigieux est probablement la distinction Magnesia Litera décernée aux meilleurs ouvrages chaque année depuis 2002. Voici une courte présentation de trois livres ayant obtenu ce prix cette année.
Le village global
Les Prix Magnesia litera sont attribués aux livres tout genre confondu car les membres de l’association Litera estiment que la prose, la poésie, la traduction et la vulgarisation de sciences méritent la même attention des lecteurs. Ils ont quand même divisé la littérature en neuf catégories qui devraient couvrir le monde de l’édition tchèque dans son ensemble. Nous allons évoquer aujourd’hui les livres ayant remporté le prix dans les catégories de la prose, de la poésie et de la littérature documentaire.C’est le chercheur Josef Pánek qui a remporté le prix dans la catégorie de la prose et c’est probablement la plus grande surprise littéraire tchèque de cette année. Ce spécialiste de la génétique moléculaire qui n’avait écrit auparavant qu’un recueil de contes, est entré dans ce que nous appelons la grande littérature par un livre original et souverain qu’il a intitulé Láska v době globálních klimatických změn (L’Amour à l’époque du changement climatique global). Il exploite dans ce livre ses expériences de globetrotter car il a vécu et travaillé non seulement en Tchéquie mais aussi en Norvège et en Australie. Le besoin d’écrire son livre a cependant été provoqué par le choc qu’il a subi lors de son séjour à Bangalore en Inde :
« Je pensais avoir tout vu et je ne réalisais pas que ce n’était pas vrai du tout. Je m’en suis rendu compte après mon arrivée en Inde. On m’amenait en voiture de l’aéroport à l’hôtel de Bangalore et c’était un véritable choc. La saleté, la puanteur, les ténèbres, les feux dans les rues. Le trajet entre l’aéroport de l’hôtel a duré à peu près une heure. Je me suis blotti dans le siège arrière et j’avais envie de dire au chauffeur : ‘Ramène-moi à l’aéroport. Je vais m’enfuir de cet enfer.’ C’était vraiment un grand choc. »
Le héros du livre vient à Bangalore pour participer à un symposium. Se hasardant dans les rues de cette mégalopole où s’affrontent tradition et modernité, il rencontre une jeune Indienne et cette rencontre qui ne manquera pas d’aspect érotique, lui permet de confronter les récits des deux personnages différents qui sont les histoires de deux vies mais aussi un dialogue entre civilisations.
L’amour et le sexe occasionnel
Avec une étonnante maîtrise de style, Josef Pánek jette un regard désabusé sur le monde où nous vivons, sur ce village global appelé la Terre. Il évoque et illustre avec des épisodes hauts en couleur tout un éventail de thèmes sensibles du monde actuel qui seront probablement décisifs pour l’avenir de notre civilisation tels que la xénophobie, les migrations, le racisme, les stéréotypes culturels. Parmi les grands thèmes de ce livre, il y a l’amour sous différentes formes et aussi comme le sexe occasionnel qui, selon Josef Pánek, est une chose courante aujourd’hui. Il précise cependant :« Dans ce livre il ne s’agit pas que de sexe occasionnel. Quand il y en a, on voit dans cette histoire que même cette chose négative peut déboucher sur quelque chose de beau. C’est pourquoi il y a dans le livre ces récits qui sont très longs. D’abord un homme se raconte à une femme, puis elle se raconte à lui. Et on dit aussi dans le texte qu’à l’époque actuelle, époque des médias électroniques, la narration en Inde a sa raison d’être. Celui qui sait bien raconter est très respecté en Inde. »
Et c’est aussi l’art de raconter et de mobiliser tout un arsenal de moyens de la littérature moderne qui donne au livre de Josef Pánek son caractère original et qui a séduit le jury du prix Magnesia Litera. C’est le livre d’un homme qui jette un regard ironique sur le monde mais qui sait se moquer aussi de lui-même. Ce chercheur de l’Institut de microbiologie de l’Académie des sciences, un homme qui ne fréquente pas les salons littéraires, a fait une entrée fracassante dans la littérature. L’homme venu d’ailleurs a apporté une bouffée d’air frais à la littérature tchèque.
Le tour d’une île
C’est une île sur l’Elbe qui est le lieu qui déclenche le courant de l’inspiration dans le recueil intitulé Obcházení ostrova (Le Tour d’une île). Ce recueil de Milan Děžinský a remporté le prix Magnesia Litera dans la catégorie de la poésie. Cette île qui n’a pas de nom, se trouve au milieu d’une rivière dans la ville de Roudnice où le poète vit depuis quarante ans et qui est, comme il dit, le centre d’accouchement de sa poésie :« Cette île est un symbole du milieu de la vie. On flâne sur cette île, on rôde autour de ce qu’on a déjà réussi à accomplir et on suit la ligne de sa vie en cherchant sa signification. Sur le plan symbolique, nous pouvons percevoir cela comme un retour sur la période de quinze ans dans ma vie qui a commencé avec mon premier recueil, a culminé avec mon deuxième livre de poésies et qui a abouti avec le troisième livre ; c’est comme une réconciliation. Maintenant j’aimerais continuer peut-être un peu différemment. On verra… »
Le poète avoue de ne pas être un créateur spontané. Ses textes naissent lentement et douloureusement et il cherche longtemps ses moyens d’expression. Même la lecture de cette poésie n’est pas facile et exige un engagement intérieur de la part du lecteur. Le jury qui lui a attribué le prix a apprécié le fait que le lecteur de cette poésie soit souvent obligé de revenir en arrière, d’abandonner l’image poétique séduisante pour retrouver et reconstituer dans son for intérieur l’ensemble du poème. Et ce processus qui réserve au lecteur un rôle actif, finit par lui permettre de mieux comprendre et de s’emparer en quelque sorte du poème lu et même de tout le recueil.
Justice rendue aux HLM tchèques
C’est un livre qui restitue et documente un long processus de recherche qui a remporté le prix Magnesia Litera dans la catégorie du livre documentaire. Le collectif d’auteurs dirigé par Lucie Skřivánková et Rostislav Švácha a intitulé cet ouvrage Paneláci 1,2. Pour expliquer ce titre il faut dire que le mot « panelák » désigne les édifices en panneaux préfabriqués qui, à partir des années 1950, ont envahi les périphéries des villes tchèques. Le mot avait souvent des connotations péjoratives car les panelák étaient considérés comme les produits d’une architecture bâclée et d’une industrie du bâtiment qui n’avait qu’un seul objectif - construire rapidement et à peu de frais. Le livre Paneláci peut être considéré cependant comme une sorte de réhabilitation des quartiers de maisons de panneaux préfabriqués. Un de ses auteurs, Rostislav Švácha, qui est historien de l’architecture, constate :« La société tchèque a adopté une attitude très critique vis-à-vis des quartiers d’habitation en panneaux préfabriqués dès les années 1980 et encore plus dans la décennie suivante. Mais on ne faisait pas la différence. Notre première tâche a donc été de faire la différence parce qu’il y a des quartiers d’habitations en panneaux préfabriqués réussis et d’autres moins. Nous avons procédé à une périodisation de ces zones urbaines et les avons divisées en cinq ou six périodes. Et l’étape qui nous a été la plus sympathique, c’est celle des beaux quartiers des années 1960. Car les années 1960 n’ont pas seulement été un âge d’or dans d’autres branches de la culture tchèque, comme par exemple le cinéma, mais aussi l’âge d’or de l’architecture tchèque et des quartiers résidentiels. »Voici donc trois des ouvrages distingués cette année par le prix Magnesia Litera. Comme la récolte littéraire de cette année a été beaucoup plus abondante, nous vous présenterons aussi d’autres livres couronnés par le prix encore dans nos prochaines émissions.