Novembre 89 en province : « Nous avons mis le petit dans la poussette et sommes allés manifester »
Le vendredi 17 novembre 1989, la police anti-émeute disperse une manifestation d’étudiants dans le centre de Prague. L’intervention, violente, déclenche une série d’autres manifestations qui aboutiront à la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie. Cette suite d’événements est aujourd’hui bien connue du public. Mais que s’est-il alors passé en dehors de Prague ? Comment cette révolution dite de velours a-t-elle été vécue en province ? Pour répondre à cette question, Radio Prague est allée à la rencontre de quelques témoins en Bohême et en Moravie.
La radio interdite
František est pasteur au sein de l’Eglise hussite tchécoslovaque. Le 17 novembre 1989, il effectuait son service militaire à la base de Česká Kamenice, en Bohême du Nord :« J’ai pu écouter la radio en cachette. Les soldats n’étaient pas autorisés à écouter la radio mais comme j’étais garde-magasin, j’avais les clés du bureau du comptable qui, lui, possédait un poste de radio. J’ai donc appris ce qui s’était passé la veille à Prague dès le samedi 18 novembre grâce à La Voix de l’Amérique, ce service de diffusion américain interdit en Tchécoslovaquie. Puis, l’armée a déclaré l’état d’alerte, qui a duré près d’une semaine. Personne ne savait ce qui allait se passer, ce que l’armée allait faire… Nous avons vécu des moments assez tendus. »
Dans la caserne, les officiers font comme si de rien n’était. Sans informations officielles, les soldats s'en tiennent à ce que leur apprennent leurs proches grâce aux rares conversations téléphoniques et à ce qu'ils découvrent en écoutant clandestinement les stations de radio étrangères La Voix de l’Amérique et Radio Europe Libre :
« Ce n’est qu’une semaine à dix jours plus tard, avec la déclaration de grève générale et la tenue de grosses manifestations sur l’esplanade de Letná à Prague les 25 et 26 novembre, que la télévision s’est mise à parler de la situation dans le pays. Nous avons alors pu regarder la télé. Puis nos supérieurs ont commencé à se montrer très gentils envers nous, ce qui était très étrange. Ils ont sûrement eu peur de perdre leurs fonctions. Huit jours plus tard, je suis allé à Děčín, la ville voisine, pour mettre du linge à la laverie. Je n’en croyais pas mes yeux : il n’y avait plus ni étoiles rouges, ni affiches avec toutes ces devises communistes omniprésentes. Il y avait partout des affiches du Forum civique de Václav Havel. C’était un grand changement, un tout nouveau monde. Je me souviens que j’ai respiré profondément et que je me suis senti particulièrement bien. »Les messagers
« Personne ne savait ce qui allait se passer, ce que l’armée allait faire… »
Le manque d’informations ne concerne pas seulement les soldats mais aussi la population civile. Bien davantage qu’à Prague, la discrétion des médias officiels touche en premier lieu les habitants des petites communes du pays. Pavel vivait à l’époque à Uherské Hradiště, une ville de 30 000 habitants dans le sud de la Moravie :
« Différents messagers de Prague ou de Brno venaient plusieurs fois par jour pour nous informer de ce qui se passait ailleurs. »
Alors que la ville d’Uherské Hradiště se joint aux manifestations dès le samedi 18 novembre, à Jihlava, il faut attendre jusqu’à lundi. Ivana a vécu ces heures et jours mouvementés dans cette petite ville située à la frontière entre la Bohême et la Moravie, dans le centre du pays, avec son mari Vít et leur fils alors âgé de quelques mois seulement. Le jeudi 16 novembre, la jeune maman était à Prague pour une cérémonie de remise de diplômes universitaires. Rien ne laisse encore présager l’arrivée de la révolution. Sa surprise est d’autant plus grande quand, deux jours plus tard, de retour à Jihlava, elle se rend à une rencontre d’anciens élèves du lycée :
« Un de mes camarades de classe étudiait à l’époque à Prague. Le samedi à Jihlava, il nous a raconté ce qui s’était passé la veille dans le centre de Prague. Nous l’avons regardé stupéfaits, car nous n’étions absolument pas au courant de ce massacre dans la rue Národní. Lui aussi avait participé à la manifestation, il nous a donc fait une description très détaillée de la situation. »Ce n’est donc que le lundi, un jour après la fondation du mouvement contestataire du Forum civique par Václav Havel et ses proches, que le théâtre Horacké divadlo à Jihlava rejoint les actions de protestations lancées en réaction à l’intervention violente de la police contre les étudiants, le 17 novembre à Prague, par différents autres théâtres du pays. Vít raconte :
« Le lundi, en rentrant du travail, j’ai vu sur la place un défilé. Je suis rentré chez moi et j’ai dit à ma femme Ivana qu’il y avait une manifestation et que nous devions y aller. Nous avons donc mis notre petit enfant dans la poussette et sommes allés manifester. Ces rassemblements se sont ensuite tenus tous les jours avec à chaque fois de plus en plus de monde. Le 27 novembre, jour de la grève générale, il y avait des milliers de personnes. Nous ne travaillions plus au bureau ces jours-là. Nous ne discutions plus que de l’évolution de la situation. Je n’ai jamais douté que cette révolution réussirait. »Ivana : « Il était intéressant de voir comment les gens avaient de moins en moins peur et que la foule sur la place était de plus en plus nombreuse. »
Le temps de l’euphorie
Bien que la manifestation du 17 novembre soit officiellement considérée comme le point de départ de la Révolution de velours, différentes actions de protestation s’étaient déjà tenues avant tout au long de cette année 1989, notamment en janvier lors de la semaine en mémoire de Jan Palach, marquée par une série d’émeutes sur la place Venceslas à Prague. De nombreuses initiatives pour la démocratisation et la libéralisation du pays ont également vu le jour en 1989. Originaire elle aussi de Jihlava, Jitka se souvient :« J’ai rejoint l’Association indépendante pour la paix (Nezavislé mírové sdružení), une des nombreuses nouvelles initiatives civiques. Suite à cela, j’ai eu droit à une visite d’un membre de la police politique StB. Il m’a demandé si je me rendais compte à quel point je mettais en danger mon enfant en participant à ce type d’activités. En novembre, nous allions manifester sur la place avec mes amis avec les enfants en poussette. Parfois, nous traversions des moments d’incertitude car nous ne savions pas comment tout cela allait se terminer, si le gouvernement n’allait pas disperser la manifestation et faire une contre-révolution. Mais à l’approche de Noël, des photos de Václav Havel et des affiches du Forum civique ont fleuri un peu partout dans la ville. Nous avons organisé une élection présidentielle et ressentions une grande euphorie ! C’était le début d’une nouvelle vie. Le début d’un monde meilleur pour nos enfants. »
« C’était le début d’une nouvelle vie. Le début d’un monde meilleur pour nos enfants. »
Contagieux, cet enthousiasme s’est vite propagé partout dans le pays, comme le rappelle Pavel d’Uherské Hradiště :
« Les deux premiers jours, personne ne pouvait être sûr de ce qui allait se passer. Mais après, cette masse de gens, c’était un signe très positif. Il aurait été difficile pour le régime communiste de remettre tout en ordre. La peur nous a donc quittés. J’avais vécu l’invasion soviétique en 1968. Là, les gens avaient eu peur, car les soldats avaient tiré sur la foule. Mais en 1989, nous n’avions pas beaucoup d’informations et nous nous sommes laissé porter par l’atmosphère qui régnait dans la ville. Nous n’avions plus peur. C’était plutôt une euphorie qui grandissait de jour en jour. »
Une grande euphorie – ce sont les mots qui relient tous ces témoignages décrivant les événements de novembre et décembre 1989. Et ce malgré la déception quant à l’évolution de la situation dans le pays que certains Tchèques ont ressentie quelques années plus tard. Vít explique la nature de ce sentiment de désillusion :
« Je pensais qu’il existait quelque part à l’Ouest un monde idéal. »
« Je pensais à l'époque qu’il existait quelque part à l’Ouest un monde idéal. Et je dirais que c’est la cause de nos problèmes actuels : nous avons découvert que ce monde idéal n’existe pas. »
Ces journées de la révolution resteront néanmoins gravées à jamais dans la mémoire de tous leurs participants car, dixit chacun de nos témoins, rien n’est si doux que ce sentiment de liberté finalement retrouvée.