A quel prix travailler pour le salaire minimum en République tchèque ? Une journaliste témoigne (2e partie)
Un employé en République tchèque touchant le salaire minimum, d’un montant mensuel actuellement de 11 000 couronnes (423 euros), peut-il joindre les deux bouts pour mener une vie décente ? Et si oui, comment ? Les directions des entreprises sont-elles conscientes de la précarité des conditions de travail, salariales et autres, que certaines d’entre-elles offrent à leurs employés ? Ces différentes questions, la journaliste Saša Uhlová a voulu y répondre en se faisant embaucher, sous une fausse identité et durant les six premiers mois de cette année, dans cinq sociétés du pays qui avaient pour point commun de rémunérer leurs employés les moins qualifiés au montant du salaire minimum. Depuis le mois de septembre, les reportages sur le sujet de Saša Uhlová sont publiés sur le site www.a2larm.cz. Des reportages qui, bien plus qu’une simple dénonciation du système, proposent une plongée, parfois glaciale, dans le quotidien des conditions de vie d’une certaine catégorie de travailleurs en République tchèque. Saša Uhlová explique pourquoi au micro de Radio Prague :
Dans un texte publié en 1949 dans une revue américaine progressiste et dans lequel il exprimait ses opinions du capitalisme, « source du mal » selon lui, et le socialisme, Albert Einstein s’exprimait de la sorte sur le sujet :
« Pour des raisons de simplicité, j’appelle ‘travailleurs’ tous ceux qui ne sont pas propriétaires des moyens de production, bien que cela ne corresponde pas tout à fait à l’emploi ordinaire du terme. Le propriétaire des moyens de production est en mesure d’acheter la force de travail du travailleur. En se servant de ces moyens de production, le travailleur produit de nouveaux biens qui deviennent la propriété du capitaliste. Le point essentiel dans ce processus est le rapport entre ce que le travailleur produit et ce qu’il est payé, les deux choses étant mesurées en termes de valeur réelle. Dans la mesure où le contrat de travail est « libre », ce que le travailleur reçoit est déterminé non pas par la valeur réelle des biens qu’il produit, mais par ses besoins minimum et par le rapport entre la demande du capitaliste en force de travail et le nombre de travailleurs disponibles sur le marché. Il est important de comprendre que même en théorie, la paye du travailleur n’est pas déterminée par la valeur de ce qu’il produit. »Saša Uhlová n’avait pas l’ambition d’Albert Einstein. Mais elle aussi a cherché à sensibiliser les esprits :
« Mon but était d’augmenter la sensibilité que ce soit des journalistes, des intellectuels ou des élites – peu importe, on les appelle comme on veut -, car ce sont eux qui influencent le discours qui est mené sur ce type de problèmes comme peut l’être celui de la précarité du travail aujourd’hui en République tchèque. Et je dois dire que mon projet a été une belle réussite de ce point de vue-là. Par exemple, la journaliste de la Télévision tchèque qui s’est rendue dans trois des endroits où j’ai travaillé m’a confié que la Télévision tchèque serait la première à crier haro sur l’hôpital si celui-ci dépensait davantage pour la lessive. Seulement, personne ne se pose la question des salaires des personnes qui travaillent à la buanderie… La journaliste en question se la posera peut-être la prochaine fois. On râle souvent dans ce pays pour des choses dont on estime qu’elles sont trop chères, mais personne ne s’intéresse au sort de toutes les personnes qui ont travaillé à leur production. Je n’ai pas la prétention de vouloir faire la révolution en République tchèque, mais si je peux influencer ne serait-ce qu’un peu le mode de pensée des journalistes, ce sera déjà une bonne chose. »Saša Uhlová est donc satisfaite des réactions qu’a suscitées son projet; des réactions nombreuses, très majoritairement positives, auxquelles, affirme-t-elle, elle ne s’attendait absolument pas :
« Je suis plus que satisfaite, je suis choquée. Dans le bon sens du terme. J’ai souvent été très fatiguée durant ces six mois et je me suis parfois demandé dans quelle aventure je m’étais lancée. Cela a quand même été une période difficile durant laquelle j’ai laissé mes quatre enfants à la maison. Et même si je n’ai encore que quarante ans, que j’étais relativement jeune par rapport à certains collègues et que je suis en bonne santé, cela a été très dur physiquement aussi. Je savais que j’allais écrire cette série de reportages, mais je ne n’ai jamais pensé à ce qui arriverait une fois l’expérience achevée. Très honnêtement, je pensais que tout cela resterait dans le cercle des intellectuels de gauche. »Les réactions des directions des différentes sociétés dans lesquelles Saša Uhlová a été employée ont, elles, forcément été quelque peu différentes, et même très différentes selon les dirigeants :
« La direction de l’hôpital a fait savoir qu’elle était désolée. D’autres ont réagi en affirmant que tout ce que je décris n’est que mensonge et ne correspond pas à la réalité. Qu’ils paient davantage leurs employés, que ceux-ci ne font pas d’heures supplémentaires et qu’il n’existe pas de favoritisme parmi les employés, etc. Mais le plus compliqué pour moi a été la rédaction du reportage racontant mon expérience dans le supermarché, parce que je redoutais que la direction s’en prenne à la manager du magasin, à laquelle je fais endosser le mauvais rôle dans mon reportage mais qui en réalité n’est pas la responsable des mauvaises conditions de travail. Comme les salaires sont bas, les employés ne sont pas suffisamment nombreux et c’est alors à elle, la manager, qu’il revient de les forcer à faire des heures supplémentaires. Personnellement, j’ai trouvé qu’elle faisait le maximum de ce qui était en ses moyens pour traiter les employés le plus dignement possible. Mais la réaction de l’attaché de presse de la chaîne de supermarchés a été de prétendre que ce que j’affirmais ne répondait pas du tout à leur politique et que les problèmes décrits ne concernaient que le supermarché dans lequel j’avais travaillé. Je me suis donc efforcée de tourner mon texte de façon à ce que le lecteur comprenne qu’il s’agit bien là d’une erreur du système et pas de la responsable du supermarché. J’ai mis du temps à apprécier cette femme, mais quand je suis partie au bout de cinq semaines, je me suis rendu compte qu’elle pourrait se comporter bien plus mal vis-à-vis des employés. »
« Une chose est sûre : vivre avec 11 000 couronnes par mois est impossible »
Reste la question de base : peut-on donc vivre dignement en République tchèque, c’est-à-dire avoir où se loger dans un endroit décent, avoir de quoi manger à sa faim et de quoi répondre aux besoins des enfants, en étant employé au montant du salaire minimum ?
« Une chose est sûre : vivre avec 11 000 couronnes par mois est impossible. Mais je ne pense pas que ce soit quelque chose qui préoccupe les directions des entreprises. Il faut gagner 11 000 couronnes pour comprendre concrètement ce que cela représente. Quand vous avez un salaire et un niveau de vie confortables, vous ne pouvez pas imaginer ce que c’est que de vivre au jour le jour et de dépendre des allocations sociales. Les gens se débrouillent comme ils le peuvent. Au bout du compte, c’est de facto l’Etat tchèque qui subventionne les grandes entreprises, car beaucoup de familles sont dépendantes notamment des allocations pour le logement simplement parce que le revenu de leur travail ne leur permet pas de financer leurs besoins de base. Mais quelle est la solution ? Je ne sais pas et je ne prétends pas l’avoir. On ne peut pas imposer aux entreprises d’augmenter les salaires et supprimer les allocations. Les gens seraient dans la rue… »