Leïla Slimani : « On ne connaît pas les gens qui vivent avec nous »
Auteure du roman « Dans le jardin de l’ogre » et, tout récemment, de « Sexe et mensonges », ouvrage qui dénonce les tabous qui entourent la sexualité au Maroc, la romancière franco-marocaine Leïla Slimani est venue cette semaine à Prague pour y présenter « Chanson douce », livre qui lui a valu le prix Goncourt en 2016. Ce roman saisissant et inquiétant raconte, à la manière d’un polar, l’histoire de Louise, une nounou parfaite qui va tuer les deux enfants du couple qui l’emploie. Il vient de sortir en tchèque, sous le titre « Něžná píseň ».
Pour « Chanson douce », vous vous êtes inspirée d’un fait divers : un incident semblable s’était déroulé il y a quelques années à New York. C’est ce genre d’histoire que l’on évite en lisant les journaux mais qui nous attirent en même temps. Pourquoi avez-vous décidé d’ne tirer un roman ?
« J’avais l’idée de l’histoire avant de lire le fait divers, j’avais déjà envie de travailler sur le personnage de nounou. Je trouvais que ce personnage était très intéressant. C’est une femme qui vit chez vous, mais qui n’est pas chez elle, qui élève vos enfants, mais ce ne sont pas ses enfants. C’est quelqu’un qui apprend à manger, à parler, à marcher à vos enfants, mais en même temps, elle n’est pas leur mère. On a toujours une relation étrange et ambiguë avec la personne qui s’occupe de nos enfants. A la fois on a envie qu’ils l’aiment le plus possible, en même temps nous voulons que ce soient nous qui soyons le plus aimées. Ces ambiguïtés m’intéressaient beaucoup. Effectivement, quand j’ai découvert ce fait divers, cela m’a donné l’idée de la structure du livre, de la narration. Parce que justement, je me suis rendue compte que cette question de la peur, de la terreur est fascinante. Nous avons tous peur quand nous laissons nos enfants à quelqu’un que l’on ne connaît pas. Nous avons tous peur qu’il leur arrive quelque chose. N’importe qui peut comprendre cette terreur, où qu’il habite, quelle que soit sa nationalité ou sa classe sociale. J’ai été persuadée que ça en ferait un roman fascinant. »Vous avez choqué les lecteurs et la critique déjà par la première phrase du roman : « Le bébé est mort ». L’histoire commence par son dénouement. Ensuite, nous remontons dans le temps pour voir la genèse du drame, un peu comme dans un polar. Est-ce que cette forme de narration s’est imposée dès le début ?
La nounou est une femme qui vit chez vous, mais qui n’est pas chez elle, qui élève vos enfants, mais ce ne sont pas ses enfants.
« Le début, je l’ai écrit tout de suite. Les trois premières pages du livre, celles qui sont les plus dures, je les ai écrites vraiment d’un souffle, d’un coup. Quand j’ai lu ce fait divers, j’ai imaginé cette scène, je l’ai gardée et j’ai toujours pensé qu’il fallait commencer ainsi. Parce qu’il fallait attraper tout de suite le lecteur. Ce que je raconte après, c’est le quotidien d’une nounou avec des enfants. Si je n’avais raconté que ce quotidien, le livre aurait été ennuyeux. Mais comme le lecteur a cette information fondamentale, il va regarder chaque détail en se disant : ‘Moi, je sais qu’à la fin, elle va tuer les enfants. Comment est-ce que qu’on a pu en arriver là, alors que tout paraissait si parfait ?’ C’était une manière d’installer une forme d’angoisse et d’inconfort dès le début du livre. »
Dans le roman, vous soulevez un certain nombre de problèmes de société, notamment celui de la conciliation des vies familiale et professionnelle. Cette question est récurrente aussi en République tchèque, même si la situation ici est différente comparé à la France : avoir une nourrice n’est pas encore devenu chose courante et la plupart des femmes tchèques restent au foyer pendant les trois années qui suivent la naissance de leur enfant. La difficulté à harmoniser travail et soins des enfants, a-t-elle été un sujet important pour vous, aussi peut-être de par votre expérience personnelle ?
On a dit à ma génération qu’elle pouvait réussir dans tous les domaines.
« Bien sûr, c’était la question centrale ! Non seulement par mon expérience personnelle, mais aussi par celle de toutes les femmes que je connais et que je fréquente. Elles ont une grande ambition, envie de mener une carrière, avoir une vie intéressante à titre individuel, faire des choses qui les nourrissent. En même temps, elles ont envie d’être de bonnes mères et de bonnes épouses. Elles ont envie de voyager, d’avoir plein d’amis… Bref, j’ai l’impression d’appartenir à une génération de femmes à qui on a dit non seulement : ‘Vous pouvez tout faire’, mais aussi : ‘Vous pouvez tout faire très très bien, réussir dans tous ces domaines’. Quand je me suis retrouvée à mener une carrière et avoir des enfants, je me suis rendue compte que dans la théorie, c’était bien, mais que dans la pratique, c’était très difficile. J’ai réalisé que cela demandait beaucoup de sacrifices, que souvent, on se sentait coupables et toujours un peu incomplète. J’avais envie de raconter cela aussi. »
Vous soulevez aussi la question de la dépendance dans nos vies : qu’est-ce que l’on peut sacrifier pour avoir un sentiment d’indépendance…
« Bien sûr, ce sont des gens qui vont finir, sans s’en rendre compte, par sacrifier une forme de liberté pour leur confort. Parce que ça leur apporte tellement de confort d’avoir cette nounou que finalement ils sacrifient beaucoup de choses et acceptent une forme d’intrusion dans leur intimité, ils acceptent que quelqu’un s’installe pratiquement chez eux, les regarde vivre, les juge, parfois se comporte de façon vraiment limite… Et donc, c’était une réflexion sur cette frontière de l’intimité : est-ce qu’on doit laisser les gens entrer dans notre intimité, ou au contraire maintenir une certaine distance ? »Une chose intéressante est le fait que Myriam, d’origine maghrébine, refuse d’engager une nounou originaire des pays du Maghreb, de peur qu’une complicité s’installe entre elles. C’est un peu surprenant, on aurait pu s’imaginer qu’elle aurait préféré avoir quelqu’un avec qui elle aurait pu partager son expérience, vis-à-vis de leur origine commune…
« Non parce qu’elle se dit que pour être une bonne patronne, pour qu’elle ait quelqu’un qui fasse ce qu’elle lui demande, il faut qu’il y ait une distance entre elles. Elle se dit qu’elle ne doit pas être trop proche d’elle, pour éviter d’être mal à l’aide ou d’avoir peur de lui donner des ordres. Elle se dit que la nounou ne fait pas partie de sa famille, que ce n’est pas quelqu’un d’intime. Finalement Myriam a une vision assez idéaliste, dont elle va très vite se rendre compte qu’elle est complètement fausse. »
Est-ce qu’on doit laisser les gens entrer dans notre intimité, ou au contraire maintenir une certaine distance ?
Justement c’est une autre réflexion que vous apportez : celle du rapport entre les classes sociales. Vous l’avez déjà dit, nous sommes apparemment tous égaux, mais la réalité est parfois autre…
« Oui ce sont des gens qui appartiennent à une catégorie sociale assez particulière : ce sont des bourgeois, mais ils ne sont pas très riches. Ils ont tout l’avenir devant eux, ils vont sans doute avoir une belle vie. Ce sont des gens ouverts, qui ne sont pas racistes, qui sont plutôt égalitaristes, qui pensent regarder chaque personne de la même manière. Donc ce sont des gens qui sont un peu dans la négation des classes sociales, qui font comme s’il n’y en avait pas, comme si les différences n’existaient pas. Et un jour quelqu’un de différent va arriver chez eux, et d’un coup leurs théories, leurs valeurs, vont se retrouver confrontées à la réalité, et là encore ils vont se rendre compte que les choses sont beaucoup moins simples qu’ils ne se l’imaginaient. »
Est-ce que vous avez cherché à expliquer pourquoi Louise, la nounou, a commis ce crime, ou vous laissez le lecteur arriver à sa propre explication ?
« Non, je n’ai jamais voulu donner d’explications. D’abord je ne pense qu’on puisse en donner, ce genre de gestes ne peut jamais s’expliquer, ou en tout cas pas de manière exhaustive. On ne peut pas tout expliquer ni comprendre à ce geste grave et trop tragique pour qu’on puisse l’expliquer. Et je pense que le romancier doit laisser une part de mystère aux personnages, et laisser une place pour que le lecteur se fasse sa propre opinion. »Quel est votre opinion sur la question alors ?
« Et bien en réalité je n’en ai pas, je pense que tout ça est arrivée parce qu’il y a un mélange d’immense solitude, d’angoisse terrible, elle a peur de perdre son travail, d’être seule. Au fur et à mesure elle perd pied, elle perd le sens des réalités, elle ne trouve plus de solution et se sent enfermée et prise aux pièges. Dans son espèce de délire, elle a le sentiment que la seule manière de s’en sortir, de se délivrer, c’est de partir avec les enfants, de les emmener et de les tuer, de façon à ce qu’ils lui appartiennent à tout jamais mais c’est une explication parmi d’autre. C’est en général là-dessus que j’écris : tous mes romans portent là-dessus, sur le fait que l’on ne connaît pas les gens. Qu’on ne connaît pas son mari, ses propres enfants, que n’importe qui peut nous surprendre. Et que parfois même quand on vit avec quelqu’un depuis dix ans, ça ne suffit pas à le connaître, à savoir comment il va réagir. Le mystère des êtres, c’est le cœur de la littérature. »
Vous avez fait le tour du monde avec ce livre. Est-ce que des choses vous ont surprise vis-à-vis des lecteurs des différents pays ?
« Ce qui est très intéressant c’est de voir les différentes places de la femme, ou du rapport de la femme, au travail dans les différentes sociétés. La France est quand même très particulière là-dessus, les femmes reprennent le travail très vite après la naissance des enfants, on valorise beaucoup l’ambition des femmes, les femmes sont assez féministes, elles considèrent comme important d’avoir une vie sans ses enfants… Et je ne me rendais peut-être pas compte qu’il y a encore beaucoup d’endroits où c’est assez tabou de dire des choses comme ça, où les femmes considèrent pour beaucoup que c’est important de rester avec ses enfants, de ne pas les confier à n’importe qui… Donc je découvre aussi le rapport que les femmes entretiennent à la fois avec leurs enfants, et avec leur ambition professionnelle. »