Karel Poláček ou la force purifiante de l’humour
« L’humour purifie la vue », affirmait l’écrivain Karel Poláček. Son œuvre et sa vie ont confirmé cette vision des choses. 125 ans se sont écoulés depuis la naissance du romancier, qui employait l’humour pour blâmer la bêtise et l’hypocrisie, mais aussi et surtout comme un moyen efficace pour éclairer la psychologie de ses personnages.
Du journalisme à la littérature
Le journaliste et écrivain Stanislav Motl retrace les principaux faits marquants de la vie de Karel Poláček, romancier venu à la littérature par le journalisme :
« Il est né dans une famille judéo-tchèque le 22 mars 1892 à Rychnov, une ville dont il a fréquenté le lycée. Mais c'était un étudiant assez indiscipliné et récalcitrant. Il n'a pas donc fini ses études à Rychnov mais plus tard dans un lycée de Prague. Par la suite, il a travaillé pendant un certain temps dans l’administration avant d’être recruté par l’armée en 1914, puis de partir à la guerre. Il a combattu avec le journaliste Egon Erwin Kisch sur le front serbe, où il a été fait prisonnier. A son retour, et après la naissance de la Première République tchécoslovaque, il se met à écrire et publie ses premières travaux dès 1920. Dans l’entre-deux-guerres, Karel Poláček fait partie du groupe d’auteurs prestigieux réunis autour du journal Lidové noviny (La Gazette populaire). Il entre à la rédaction de Lidové noviny en 1922 et collabore par la suite avec les journaux Tribuna et České slovo (La Parole tchèque). Entre 1927 et 1930, il dirigera le journal humoristique Dobrý den (Bon jour). »L’humour révélateur des états d’âme
En 1922, Karel Poláček publie son premier recueil de contes. Il continuera à publier un livre de contes chaque année ou presque jusqu’en 1930. Portant un regard satirique sur les gens de la vie quotidienne, il sait tirer beaucoup d’humour de l’absurdité de certaines situations de l’existence de ses contemporains. Auteur de chroniques judiciaires, l’écrivain s’inspire également beaucoup des caractères humains et des situations inattendues dans les salles d’audience des tribunaux. Son humour est pour Karel Poláček un moyen de révéler les états d’âme de ses personnages. Le style de ses articles et de ses romans est sobre et sans affectation. Il exècre tout ce qui est faux, maniéré et superficiel, ce qui lui permet d’éviter les clichés journalistiques et politiques et les phrases toutes faites qu’il déteste. Le journaliste Stanislav Motl ajoute :« C'est lui qui, avec l’écrivain Karel Čapek, a inventé ce que nous appelons le "sloupek", un genre journalistique légendaire proche du feuilleton qui est aujourd'hui en voie de disparition. Sa création littéraire est profondément enracinée dans sa vie. Karel Poláček connaissait intimement la vie de tous les jours dans les petites villes, le milieu petit-bourgeois dont il était issu, et c’est ce qui a inspiré son œuvre. Très peu de monde sait qu'il était aussi un scénariste génial. »
Vers le roman social
Karel Poláček se lance bientôt aussi dans le roman, et, en 1931, il rencontre son premier grand succès public avec le livre Muži v offsidu (Les hommes hors-jeu), dont l’action se situe dans le milieu du football tchèque. Ce sera son premier roman traduit en français. Traducteur du livre, Martin Daneš constate que le football dans le roman est un prétexte pour évoquer des sujets plus sérieux :« C’est un livre sur le foot, mais c’est un livre fort. En fait, le sujet n’est pas le vrai sujet du livre, même si on parle du foot du début jusqu’à la fin. Le vrai sujet, c’est l’esprit partisan poussé à l’extrême et les conflits qui en résultent entre les partisans de fois diverses, parce que dans le roman, on parle de foi pour une équipe de foot. En fait, avec cette parodie, on pourrait extrapoler jusqu’à des sujets plus graves et plus sérieux que celui du foot. »
La version française du roman est sortie en 2014 aux éditions Non Lieu. En Tchécoslovaquie, la popularité du livre a été encore rehaussée par le succès de son adaptation à l’écran par le réalisateur Svatopluk Innemann. Mais l’ambition de Karel Poláček va encore plus loin. Fort du succès de ses livres humoristiques, il se lance dans le roman social. En 1932, il publie son premier roman du genre sérieux intitulé Hlavní přelíčení (L’Audience principale), qui raconte l’histoire d’un homme ordinaire, faible et naïf. Ce triste héros avide d’argent commence par tricher et finit par tuer. Le récit saisissant de ce glissement irrésistible vers le crime préfigure en quelque sorte la série des quatre romans sociaux que Karel Poláček publiera dans la seconde moitié des années 1930. Dans le premier tome intitulé Okresní město (Le chef-lieu), il évoque la vie dans une ville de province avant la Première Guerre mondiale, les différents aspects de cette petite société, les rapports entre ses différentes couches, ainsi que ses traditions, ses coutumes et ses préjugés qui résistent même aux catastrophes comme la guerre. Les trois tomes suivants se passent sur le front et à l’arrière pendant la Première Guerre mondiale, et le romancier cherche alors à saisir les tendances générales dans une société frappée par le cataclysme.Terezín, Auschwitz, Hindenburg, Gleiwitz
Le cinquième et dernier tome de cette pentalogie romanesque ne sera jamais achevé. A partir de 1939, Karel Poláček se retrouve dans un pays occupé par les nazis et partage le triste sort de ses habitants juifs. Stanislav Motl explique pourquoi il est déporté relativement tard :
« Pendant un certain temps, Karel Poláček a échappé à la déportation dans le camp de concentration de Terezín, parce qu'il était employé comme bibliothécaire de la Communauté juive de Prague. A cette époque, il a publié son roman humoristique Hostinec u kulatého stolu (L'Auberge à la table ronde), que nous connaissons grâce à son adaptation à l'écran. Il n’a cependant pas pu publier le roman sous son nom et le livre a été présenté comme l’œuvre du peintre et illustrateur Vlastimil Rada. C’est à cette époque qu’il s'est mis également à écrire son célèbre livre Bylo nás pět (Nous étions cinq) dans lequel il revient cette fois sur son enfance. »En juillet 1943, Karel Poláček est envoyé avec sa compagne Dora Vaňáková dans le camp de Terezín, mais il n’est pas brisé. Il se lance avec une étonnante énergie dans les activités culturelles du camp, donne des conférences sur différents sujets et rédige un journal. Il espère encore que la guerre s’achèvera bientôt, mais la machinerie de la mort ne s’arrête pas. La prochaine destination de l’écrivain et de sa compagne est le camp d’Auschwitz. Stanislav Motl retrace les derniers mois de leur vie :
« Dora est morte la première, le 16 octobre 1944, dans une chambre à gaz. Karel Poláček, lui, est resté en vie. Il a par la suite été déporté dans un camp spécialisé non loin d'Auschwitz, où les nazis réunissaient surtout des Roms. C’est dans ce camp qu’il a été vu par l'écrivain Erich Kulka. A Noël 1944, il a même écrit pour ses codétenus une espèce de sketch humoristique. »
Une fin entourée de mystère et la vie posthume
Selon le témoignage de la prisonnière Klára Herzová-Baumöhlová, Karel Poláček, bien que déjà très affaibli, était encore en vie aux alentours du 20 janvier 1945 et a compté parmi les participants à la marche de la mort entre les camps d’Hindenburg et de Gliwice (Gleiwitz). Très malade, il ne pouvait plus marcher et les autres détenus l’ont transporté sur un traineau. A partir de ce moment-là, toute trace de l'écrivain disparait dans les derniers spasmes du Troisième Reich.En 1994, la Télévision tchèque a diffusé une série basée sur le roman Bylo nás pět (Nous étions cinq) de Karel Poláček. Cette évocation d’une enfance polissonne, turbulente et heureuse dans une petite ville tchèque au tournant des XIXe et XXe siècles, considérée par certains comme une des meilleurs séries jamais réalisées par la télévision publique tchèque, braque les feux d’actualité aussi sur le roman adapté pour le petit écran et sur son auteur. Il s’avère que ce texte écrit dans l’angoisse des premières années de la guerre n’a rien perdu de son charme et de sa drôlerie. Karel Poláček continue à nous amuser, à nous intéresser et à nous intriguer comme s’il était encore parmi nous.