Jindřichův Hradec : des liqueurs pas comme les autres

Hill's Liquere, photo: Vojtěch Ruschka

Qui dit Jindřichův Hradec, pense d’abord à son château majestueux érigé au-dessus d’un étang ou encore à la plus grande crèche mécanique au monde installée dans le musée de la ville. Mais la cité de Bohême du Sud cache bien d’autres trésors encore, parmi lesquels une distillerie pas comme les autres à l’histoire bientôt centenaire.

Le meilleur liquoriste de Tchécoslovaquie

Photo: Hill's Liquere
Tout commence en 1920 à Brušperk, dans les proches environs d’Ostrava, dans l’est du pays, quand un dénommé Albín Hill fonde une petite distillerie. Quatre ans plus tard, alors que l’entreprise prospère bien, la femme d’Albín met au monde un petit Radomil. Très vite, le fiston fait preuve d’un certain talent pour la fabrication de spiritueux. Radomil quitte donc sa Moravie natale pour Prague pour y suivre une formation de liquoriste. Mais l’école fermée par les nazis qui occupent la Tchécoslovaquie, Radomil est contraint d’abandonner ses études presqu’uniques en leur genre, seuls Paris et Berlin proposant à l’époque des cursus similaires. La guerre finie et un diplôme d’œnologue malgré tout en poche, le jeune Hill revient en Moravie, où il s’installe dans la petite ville de Valašské Meziříčí, pour y lancer, conseillé par son père, sa propre fabrication de liqueurs.

Mais l’Histoire, comme pour beaucoup d’autres entrepreneurs en Tchécoslovaquie, lui joue décidément de biens mauvais tours. Dès 1948, la distillerie familiale est confisquée par l’appareil communiste nouvellement au pouvoir ; une perte dont le père ne se remettra jamais. Albín meurt quelques années plus tard, à l’âge de 60 ans. Radomil déménage alors avec sa famille un peu plus à l’ouest, à Jindřichův Hradec, où il est embauché comme chauffeur par la distillerie Fruta. Sa fille, Ilona Musialová, revient sur cet épisode qui a bouleversé le parcours de son père :

« Dans les années 1950, à l’époque stalinienne du régime communiste, les dirigeants de l’entreprise ont été emprisonnés suite à un incident. Ce faisant, les communistes ont oublié qu’il n’y avait plus personne pour faire tourner l’usine. Les cuves qui étaient remplies d’alcool en cours de fermentation ont donc commencé à sauter jusqu’à des hauteurs de 30 à 40 centimètres, et comme les experts étaient en prison, personne ne savait quoi faire. Personne sauf mon père qui est donc venu à la rescousse. »

Photo: Hill's Liquere
Radomil Hill est alors nommé sous-chef de la production, un poste qu’il occupera par la suite pendant près de 40 ans. A Fruta, son travail est couronné de succès. Il crée notamment la recette qui donne naissance à un rhum tchèque resté célèbre - et pas seulement pour le voilier qui figure sur l’étiquette. Tout cela vaut à Radomil d’être reconnu comme le meilleur liquoriste du pays.

En 1990, peu après la chute de l’ancien régime, Radomil se lance dans une nouvelle aventure : malgré son âge avancé, il fonde « Hill’s Liquere », qui est la toute première liquoristerie privée en Tchécoslovaquie. Cinq spiritueux sont d’abord fabriqués selon des recettes de son père. Puis l’entreprise, forte de ses nouveaux clients et employés, s’agrandit au fur et à mesure. Cette époque est aussi marquée par l’arrivée des deux enfants et même plus tard du petit-fils de Radomil, soucieux de transmettre son savoir-faire. Ilona Musialová :

« Comme les parents le font parfois avec leurs enfants, mon père m’a une fois demandé si je ne voulais pas faire la même chose que lui. Je lui ai alors répondu qu’il n’en était absolument pas question. ‘Jamais de la vie’, lui ai-je même dit. Je m’en souviens comme si c’était hier… J’ai donc poursuivi et achevé mes études supérieures, où je m’étais spécialisée dans les industries du textile et la pédagogie. Mais en 1992, il a fallu que je me décide : soit j’aidais mes parents, soit j’allais travailler ailleurs. J’ai choisi la famille et on m’appelle depuis ‘Madame liqueur’, un surnom que j’aime beaucoup. Même si mon père m’a tout appris, je n’ai toutefois jamais vraiment fabriqué mes propres liqueurs, à la différence de mon fils Tomáš. Lui a fait l’effort d’apprendre le plus possible de son grand-père et il invente aujourd’hui ses propres recettes. Il est très talentueux et possède ce qui est indispensable dans ce métier – il respecte le savoir-faire de ses ancêtres. On ne peut pas produire de bonnes liqueurs sans respect et amour. »

« Une liqueur, ça ne se boit pas, ça se déguste »

Château de Jindřichův Hradec | Photo: Vojtěch Ruschka,  Radio Prague Int.
Aujourd’hui, la distillerie, qui a conservé des techniques de production manufacturière, propose une centaine de liqueurs et spiritueux, tous fabriqués selon des recettes familiales mais aussi des formules retrouvées dans les archives et de vieux livres allemands. L’usine, pas bien grande, se trouve à quelques pas du centre de Jindřichův Hradec, sous le château et à un jet de pierre de l’étang. Un cadre presqu’idyllique…

« C’est notre ‘royaume de l’alchimiste’. Nous y employons deux femmes. Ici, vous voyez les bouteilles… Elles représentent en quelque sorte la Tour de Jindřichův Hradec. Elles sont appréciées des barmans parce qu’elles vont bien pour être jetées en l’air et rattrapées. Le liquide coule dans des tuyaux en inox installés sur les murs, et voici là cave où nous le mélangeons… Même les étiquettes, nous les collons à la main. Nous avons aussi une machine à l’aide de laquelle nous remplissons les bouteilles avant de les fermer avec un couvercle. Hop ! Et la bouteille est fermée… »

Hill's Liquere,  photo: Vojtěch Ruschka
« Puis, il y a les tonneaux dans lesquels les spiritueux murissent. A côté d’eux, nous stockons des herbes macérées et des fruits, comme des cerises et des griottes, dont nous utilisons les jus. C’est ainsi que nous fabriquons nos liqueurs… »

Tout est fait à la main, et ce pas uniquement à l’intérieur même de la liquoristerie. La cueillette des fruits et des herbes est par exemple assurée par des petits producteurs locaux. De même, avant d’être vendues, les liqueurs sont stockées dans des tonneaux qui ont été décorés par des doigts talentueux :

« Chaque produit reste dans le tonneau pendant au moins trois mois. Le grand avantage dans notre métier est que les produits ne se gâtent pas. Au contraire, plus le temps passe, plus ils murissent, et meilleurs ils sont. Certaines liqueurs peuvent rester de trois à six ans dans les tonneaux. »

Hill's Liquere,  photo: Vojtěch Ruschka
Outre le magasin et les quelques pièces qui servent de base pour la production, la distillerie possède aussi un petit jardin :

« Nous avons une belle vue sur le château. Comme nous sommes des manufacturiers, nous sommes vraiment petits. Notre usine compte encore une grange où nos stockons les bouteilles et un abri de jardin où se trouvent l’alcool et les autres ingrédients. Tous les jus, arômes et autres sucres sont mis dans des pots en plastique, dont la qualité est garantie par un certificat. Sinon, nous n’utilisons pas de plastique. »

Bien évidemment, les verres qu’Ilona Musialová remplit de liqueurs aux couleurs très variées, sont eux aussi fabriqués par un artisan du coin. La production chez Hill se fait dans le respect de la devise selon laquelle « les liqueurs ne se boivent pas, elles se dégustent ». C’est d’ailleurs cette philosophie qui est à l’origine du succès de la distillerie au-delà aussi des frontières de la République tchèque.

Le retour de la « fée verte »

Photo illustrative: Štěpánka Budková
Tout comme la famille, certaines liqueurs de la « Hill’s Liquere » ont une histoire peu ordinaire. En 1991, la distillerie a été une des deux premières au monde à relancer la production de la célèbre absinthe. Cette boisson, qui tire à 70 ° et qui était tant appréciée des Verlaine, Rimbaud et autres Alfred Jarry, a été officiellement interdite en 1915 en France ainsi qu’en Tchécoslovaquie communiste quelques décennies plus tard. Cette interdiction, motivée par la toxicité du spiritueux, a abouti à son oubli total. La réputation de la nouvelle absinthe tchèque, désormais produite sans substances toxiques, s’est toutefois vite répandue dans le monde. De nombreuses autres distilleries ont dès lors commencé à fabriquer leur propre absinthe. Pourtant, comme le prétendent certains, c’est bien à la République tchèque, et plus précisément donc à Radomil Hill, que l’on doit le retour de cet alcool surnommé la « fée verte ».

La liqueur Radigast, elle, est née suite à une rencontre inattendue, en 1919, entre Albín Hill et Albín Polášek, le futur auteur de la statue de Radegast (autrement écrit aussi Radigast), un dieu de la mythologie slave, sur le mont Radhošť, dans le massif de Beskides en Moravie. Ne pouvant pas croire qu’il avait devant lui un autre homme portant ce prénom si peu commun, Albín Hill a conclu un marché avec son nouvel ami : si l’un crée la statue de Radegast, l’autre produira une liqueur du même nom qui servira au baptême de l’œuvre d’art.

Hill's Liquere,  photo: Vojtěch Ruschka
Mais c’est encore une autre liqueur qui possède une histoire plus riche que les autres. Il s’agit de « Strážská Černá paní » (« La Dame noire de Stráž »), un nom inspiré de la célèbre diva tchèque Ema Destinnová, qui séjournait souvent au château de Stráž, près de Jindřichův Hradec. En 1920, la chanteuse a écrit à New York une lettre dans laquelle elle exprimait son désir d’avoir sa propre liqueur. Découverte dans les archives, la lettre est parvenue jusqu’à la famille Hill, qui a donc décidé de donner une suite à ce rêve lointain.

Une tradition familiale

Quelques années se sont écoulées depuis la mort de son fondateur, et la liquoristerie repose maintenant entre les mains d’Ilona Musialová et de son fils Tomáš Hill. Pour autant, l’âme de Radomil Hill demeure toujours dans cette maison dont même les murs sont imprégnés de l’odeur de l’alcool :

Hill's Liquere,  photo: Vojtěch Ruschka
« Quand mon père écrivait une recette, il savait déjà quel goût aurait la liqueur. C’est quelque chose que je ne sais pas encore faire. Je crois que c’est le summum de ce métier. Nous sommes très fiers que notre entreprise possède ce savoir-faire, même si pas plus moi que mon fils n’avons cette faculté. Mon petit-fils, par contre, a du nez et du goût et il sait distinguer de fines nuances. Nous ne lui donnons pas d’alcool mais des sirops, et il sent tous les ingrédients. Peut-être que Dieu lui a donné un talent dont nous pourrons profiter, car il a vraiment le nez fin. »

Bref, une liquoristerie, c’est tout un univers. Un monde que, grâce à la famille Hill, tout le monde peut découvrir :

« Nous proposons des visites publiques. Les visiteurs me donnent des échos que j’obtiendrais difficilement autrement. C’est là quelque chose de très important pour nous. »

Notre visite s’achève avec une petite dégustation d’une liqueur de café produite selon une recette des années 1930. Adossée à « ses » tonneaux remplis de trésors liquides, Ilona Musialová sourit et s’exclame soudainement :

« Me voilà donc avec mon ‘jamais de la vie’ ! »

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