La magie de la harpe
Depuis onze ans, la Tchèque Jana Boušková, harpiste de renommée internationale, enseigne au Conservatoire Royal de Bruxelles. Avec ses quinze étudiants inscrits dans le cursus cette année et venus du monde entier, sa classe du jeu de la harpe est la plus grande et la plus prestigieuse peut-être de toutes les écoles musicales d’Europe. Cette semaine, une dizaine d’élèves de Jana Boušková ont donné un concert à Prague. Parmi elles, Lena Lenzen, Alexandra Morand et Jessica Dahmani, trois jeunes harpistes françaises, invitées, au côté de leur professeur, au micro de Radio Prague.
Quand on est petite fille et que l’on a très envie d’apprendre à jouer de la harpe, comment cela se passet-il ? La harpe est un instrument assez impressionnant, elle mesure jusqu’à deux mètres et pèse quarante kilos…
Lena Lenzen : « Tour d’abord, il n’y a pas d’âge pour commencer – il y a autant de petites filles que de personnes beaucoup plus âgées qui débutes la harpe. En France, c’est toujours la même approche par rapport à l’instrument : les enfants commencent souvent avec les harpes celtiques qui sont des instruments beaucoup plus petits. Il faut attendre un ou deux ans avant que l’enfant puisse passer à la harpe classique. »
Alexandra Morand : « Aussi, la harpe celtique peut avoir les cordes en nylon, moins tendues, qui font moins mal aux doigts. Les enfants commencent généralement à sept ans, pas avant, comme les petits pianistes par exemple qui peuvent débuter à quatre ans. La harpe est un instrument exigeant, on le porte… Nous qui donnons les cours, nous sommes toujours attentifs au corps de l’enfant qui est en croissance. »
En République tchèque, la harpe a l’image d’un instrument classique, royal. Presque tous les Tchèques l’associent d’ailleurs à Ma Partie de Bedřich Smetana. Ce soir, vous avez présenté un répertoire de la harpe très varié. Vous, Léna, vous avez joué une pièce contemporaine, pourriez-vous la présenter ?
« Il s’agit de la pièce ‘La Sublimation pour la harpe’ du compositeur japonais Yoshihisa Taïra, décédé il y a quelques années. Elle a été écrite en 1971 à côté de Paris. Sur une écriture vraiment contemporaine, comme celle-ci, le son est très important. On utilise plusieurs modes de jeu, c’est-à-dire que l’on peut jouer des harmoniques, frapper sur la table, arracher les cordes, utiliser un tournevis en métal sur les cordes… Cet aspect de recherche du son est très important. Sur la Sublimation, un autre point est aussi important et c’est l’aspect théâtral. C’est une musique qui est indissociable de la vision. C’est une musique qui s’écoute autant qu’elle se regarde, pour comprendre les deux personnages de la pièce, dont un est violent et l’autre beaucoup plus serein. Cela fait penser à l’esprit japonais, le Yin et le Yang. »Pouvez vous porter des bagues ou des bracelets en jouant ?
L.L. : « Cela dépend de ce qu'on joue. En général, peu de harpistes portent des bagues, mais il y en a, j'en ai déjà vu. Mais par exemple, en jouant des pièces contemporaines, où l'on frappe sur la table, on peut l'abîmer. »
A.M. : « Mais surtout, les bagues et les bracelets font perdre les repères. On peut les porter sur le bras gauche, mais pas sur le bras droit qui est sur la table et qui ferait des frottements. »
J.D. : « On passe notre temps à essayer de ne pas avoir de frisements, donc de petits bruits, dans notre jeu. Même sur le bras gauche ce serait gênant : on étouffe les résonnances en posant la main sur les cordes et sur les cordes métalliques surtout, cela ferait un bruit horrible. Nous voulons l'éviter, alors s'il y a une bague à porter, une alliance par exemple, on se débrouille autrement, on peut la porter autour du cou par exemple. »
J’ai remarqué qu’en entrant sur scène, lorsque le public vous accueille et applaudit, vous faites toutes le même geste : vous vous appuyez contre la harpe. C’est quelque chose d’automatique, de spontané ?
L.L. : « C’est un geste familier. Vous savez, on passe beaucoup de temps derrière l’instrument, sept ou huit heures par jour. On finit par le prendre pour notre ami. C’est vrai que quand on travaille, on essaie de le dominer… On a une relation très particulière avec la harpe. C’est un instrument lourd, on doit le porter. On a mal au doigt, aux bras, au dos, on a mal partout ! (rires) Notre relation est très ambivalente. »
J.D. : « Mis à part les émotions, c’est aussi une question de tenue. On apprend à nous tenir en entrant sur scène. Le fait d’avoir le contact avec la harpe, cela nous donne une assurance. »
Lorsqu’on a le trac, c’est bien de pouvoir s’appuyer contre quelque chose…
J.D. « Oui ! (rires) Disons que c’est une sorte d’entente sourde pour le public. »
A.M. : « Comme l’a dit Lena, il y a quelque chose de fusionnel, c’est difficile à expliquer. J’adore cet instrument et j’ai besoin de le toucher. Je suis contente de l’avoir avec moi. »
J.D. : « C’est presque de l’ordre du subconscient, on le fait naturellement. Je pense que nous n’y réfléchissons même pas. Merci de nous avoir posé la question ! (rires) »
Professeur au Conservatoire Royal de Bruxelles et à l’école supérieure de musique de Prague, la HAMU, Jana Boušková est recherchée pour sa rigueur au niveau de la technique, ainsi que pour sa maîtrise du grand répertoire classique de la harpe. Son calendrier est bien rempli : entre concerts aux quatre coins du monde, enregistrements et présence dans les jurys de concours internationaux, elle se déplace, souvent pour le week-end, à Bruxelles, pour sonner des cours individuels à ces élèves, originaires non seulement de Belgique et de France, mais aussi de Portugal, de Slovénie, d’Italie, de Pologne ou de Hongrie. On l’écoute parler de ses étudiants bruxellois et aussi de jeunes harpistes tchèques de la HAMU :« Chaque étudiant qui arrive dans ma classe a une certaine base. Comme il existe plusieurs écoles de jeu de la harpe, ses bases et techniques peuvent être assez différentes. Avec mes étudiants, je me retrouve dans deux types de situation. Certains élèves ont une bonne technique, même si elle peut être différente de la mienne. Puis il y en a d’autres, dont la technique est vraiment mauvaise et nous devons beaucoup travailler ensemble pour la corriger. Parfois, nous prenons deux ans à améliorer la position des mains par exemple. Chaque pays a ses spécificités et je trouve intéressant de pourvoir les découvrir. Sinon, la différence entre mes étudiants à Bruxelles et à Prague est liée au fait qu’au Conservatoire royal, les études sont payantes, alors qu’à la HAMU, elles sont gratuites. Il me semble que mes élèves à Bruxelles manifestent plus de responsabilité. »
Retour sur le parcours professionnel de Jana Boušková, virtuose de de la harpe, dans un des prochains numéros de Culture sans frontières.