Festival du film documentaire de Jihlava : « Quand il y a 150 places dans une salle, il y a 180 spectateurs ! »
Jihlava, cette métropole de 50 521 âmes, chef-lieu de la région de Vysočina au cœur de la Tchéquie, a retrouvé la douce torpeur qui la caractérise habituellement. C’est que dimanche s’est achevée la 19e édition de son Festival international du film documentaire, le plus grand événement du genre en Europe centrale. Une semaine durant, la ville a vécu au rythme de ces milliers de festivaliers qui ont battu le pavé pour se presser dans les salles de cinéma et assister à la projection de quelques-uns des 250 films sélectionnés. Radio Prague aussi a usé ses souliers dans des queues interminables. Reportage.
Il s’agit d’un public le plus souvent jeune, celui qu’on croise partout dans les cafés et les événements culturels à Prague et dans les grandes villes du pays. Le jeune âge des festivaliers, c’est d’ailleurs ce qui a marqué Christophe Liabeuf, habitué des festivals français et qui, avec l’équipe de l’association La Pellicule ensorcelée, pour la deuxième année consécutive à Jihlava, proposait aux curieux de découvrir différents courts-métrages dans une salle de projection mini mais mobile, la Caravane ensorcelée :
« Ce qu’on voit évidemment ici, c’est la jeunesse. C’est quelque chose d’hallucinant : la moyenne d’âge dans les salles doit être à 22-25 ans. C’est bizarre, on a l’impression d’être très vieux alors qu’on a dix ans de plus qu’eux ! Cela fait plaisir pour le documentaire. En France, on trouve plutôt des publics autour de 60 ans, le public « Télérama – France Inter » d’une certaine manière. Ici on se rend compte que cela brasse énormément de jeunes qui viennent de manière curieuse. On le voit à la Caravane : ils n’hésitent pas une seconde, ils rentrent, ils se laissent prendre par un film. Et puis ce que je trouve également génial, c’est le monde dans les salles. Quand il y a 150 places dans une salle, il y a 180 spectateurs ! C’est vrai que cela ferait plaisir de voir cela en France. C’est de moins en moins le cas. » En termes de fréquentation, la 19e édition du festival est incontestablement un succès. Elle aura toutefois été marquée par une petite controverse liée à la décision contestée du jury de la section compétitive Česká radost (Plaisir tchèque), qui voyait s’affronter la production nationale, un verdict annoncé par l’artiste Milan Knížák samedi lors de la soirée de fermeture :« Le jury a considéré qu’aucun film de la sélection compétitive de cette année ne l’avait suffisamment captivé pour mériter le grand prix. La majorité des films sont peu clairs en termes de réalisation, ils souffrent d’une longueur excessive, beaucoup d’entre eux restent au niveau du reportage télévisé et souvent l’engagement de l’auteur n’est ni cohérent ni convaincant. »
Une décision audacieuse mais sévère et mal perçue par certains qui remarquent en particulier la présence dans le jury de Martin Dušek, lauréat l’année précédente. Paradoxalement, le prix du public est allé à une production tchèque, Matrix AB, un film de Vít Klusák, un des réalisateurs de documentaire les plus en vue en Tchéquie, qui s’est intéressé à la personnalité du ministre des Finances, le milliardaire Andrej Babiš. Le quotidien Mladá fronta Dnes, dont ce dernier est le propriétaire, a eu la tâche difficile d’évaluer le film. La journaliste se sort de cette situation délicate avec une pirouette indiquant en titre que « ni Babiš ni le réalisateur ne sortent vainqueur du film ». Le jury de la section tchèque a tout de même remis des prix spéciaux à deux documentaires. Le premier, Tchèques contre Tchèques, de Tomáš Kratochvíl, qui filme son déménagement dans un ghetto rom d’ Ústí nad Labem, et le second de Tomáš Potočný sur Vladimír Stehlík, un homme qui crut un temps pouvoir devenir le roi de l’acier dans l’industrieuse ville de Kladno.L’ambition de Jihlava n’est cependant pas seulement de se regarder le nombril et les autres sections compétitives font la part belle à la production internationale. La principale catégorie se nomme Opus Bonum, une sélection d’œuvres souvent exigeantes parmi lesquelles l’unique membre du jury a distingué Dead Slow Ahead de l’Espagnol Mauro Herce. Une catégorie dans laquelle était également présenté un film français, Souvenirs de Géhenne. Thomas Jenkoe y dresse le portrait poétique, urbanistique et relativement sombre de Grande-Synthe, une cité industrielle de la banlieue de Dunkerque, en prenant pour fil rouge la déposition d’un homme coupable d’un crime raciste. Le cinéaste relate son expérience du festival de Jihlava :
« C’est ma première participation à ce festival et c’est la première fois que je montrais le film à l’étranger. C’est vrai que dans la liste des festivals où je voulais voir le film projeté, j’avais vraiment envie qu’il soit à Jihlava. J’avais envie de venir à Jihlava ; on m’en avait dit beaucoup de bien, on m’avait dit que c’était une espèce de contre-festival. C’est un esprit qui me correspond beaucoup, en tant que réalisateur, mais aussi en tant que producteur, parce que les films que je produis et que je réalise ne sont pas forcément des films faciles, mainstream… J’ai été très content de ce que j’ai trouvé parce que c’était exactement ce que j’étais venu chercher. Je trouve que c’est un festival qui est bien organisé, c’est une bonne chose de le faire dans une ville comme Jihlava et non pas à Prague, parce qu’ainsi c’est entièrement dédié au cinéma. Il n'y a pas ce phénomène qu’on peut avoir dans certains festivals où c’est surtout les soirées et finalement personne ne voit de films. J’étais surpris de voir autant de personnes à toutes les projections, je n’avais jamais vu ça ailleurs dans d’autres festivals de documentaires. »Le thème dominant cette année était sans conteste celui de la guerre en Syrie et des réfugiés. Un seul film abordant la question, Abdul & Hamza, du Serbe Marko Grba Singh, a reçu une distinction sous la forme d’un prix spécial dans la catégorie Mezi moři (Entre les mers). Mais il n’y a pas que la compétition à Jihlava. Les spectateurs qui ne perdent pas connaissance dans la cohue d’attente du hall d’entrée des cinémas Edison et Reform peuvent profiter chaque année entres autres joyeusetés de rétrospectives consacrées à des grands noms du cinéma associés au film documentaire. C’est traditionnellement David Čeněk, historien du cinéma à l’Université Charles, qui en assure la programmation. Cette année, sa sélection s’est portée sur Eugène Deslaw, un réalisateur de nombreux courts métrages né en Ukraine à la toute fin du XIXe siècle, qui a émigré en Tchécoslovaquie après la Première Guerre mondiale pour finalement s’installer à Paris. La cinéaste Raymonde Carasco, décédée en 2009, a également eu l’honneur d’une rétrospective. Son travail l’a amenée pendant près d’un demi-siècle sur la piste des Tarahumaras, un peuple indien du nord du Mexique, dont, avec son mari Régis Hébraud, venu présenter son œuvre à Jihlava, elle s’est attachée à filmer les rites. David Čeněk parle d’un « cinéma de transe » :
« Raymonde Carasco s’éloigne en fait de ce qui est anthropologique dans le sens de l’explication du sens des rites, mais elle essaie en fait de faire cette relation entre les textes d’Antonin Artaud qui sont très poétiques et des fois très cruels et ce qu’elle a vécu là-bas. A Jihlava, en général, on ne programme pas les films anthropologiques, mais j’ai trouvé la forme des films si intéressantes que j’ai proposé cette rétrospective au président du festival et il a accepté. »Pour rester en Amérique latine, il fallait ensuite prendre la direction de la Maison des ouvriers, dont nous avons parlé précédemment, pour être transporté en Colombie avec le film Rio Chiquito de Jean-Pierre Sergent ou plus au sud encore avec On vous parle du Brésil : Carlos, Marighella de Chris Marker. Deux courts programmés dans le cadre de la section intitulée Terrorisme, dont l'élaboration a été confiée au cinéaste Jean-Gabriel Périot, déjà passé à plusieurs reprises par les festivals tchèques. Son premier long-métrage Une Jeunesse allemande, sorti dans les salles françaises à la mi-octobre, a eu droit à deux projections. Il s’agit d’une œuvre construite à partir d’images d’archives qui raconte le basculement vers le terrorisme, en l’occurrence vers la constitution de l’organisation Fraction armée rouge, par de jeunes radicaux allemands entre les années 1960 et 1970. Quelque peu déçu par la forme linéaire du film, Christophe Liabeuf évoque le cinéma de Jean-Gabriel Périot :
« Jean-Gabriel, c’est quelqu’un qu’on suit avec l’équipe de la Caravane, et personnellement même auparavant depuis les années 2000, depuis qu’il a commencé vraiment à faire ce travail autour de l’image et à écrire des films avec des images préexistantes. Pour moi, c’est l’exemple type de la personne qui nous montre que le montage est une écriture de cinéma. On dit souvent qu’un film s’écrit au scénario, il se réécrit au tournage et il se réécrit une troisième fois au montage. Jean-Gabriel a écrit le scénario de ce film et l’a réalisé, mais aussi parfois comme ici, il s’appuie sur des images d’archives et son montage fait du sens. » Le festival de Jihlava, c’est aussi un espace destiné aux professionnels du cinéma, à la coopération internationale entre ceux qui font du documentaire, ceux qui le financent et ceux qui le distribuent. Ceux qui apprennent à faire des films ne sont pas en reste pour autant. C’est le sens de l’échange tchéco-suisse avec le festival Visions du réel de Nyon impliquant également la FAMU, l’école de cinéma pragoise, et la Haute école d’art et de design de Genève. Jean Perret, qui y dirige le département cinéma, s’attarde sur cette collaboration :« Le festival est un festival important dans l’est de l’Europe, le plus important sans doute aujourd’hui. Mais ce festival n’a d’importance que s’il est en relation, en réseau avec toute l’Europe de l’Ouest, dont je viens, dont la Suisse vient. Un festival de cinéma a plusieurs vertus. L’une des vertus, c’est de faire exister un réseau de collaborations et d’échanges. Je pense que ces échanges DOC.STREAM font partie de cette ambition du festival de Jihlava d’être en réseau. »
Parallèlement au cinéma, la flamboyante capitale de la région Vysočina et son légendaire magasin Prior, vestige architectural de l’ère communiste qui trône avec panache au cœur de la place principale, faisant la fierté des habitants du coin, devient aussi quelques jours durant un foyer de débat avec certains des acteurs de l’actualité internationale la plus brûlante. Le réfugié syrien Osama Abdul Mohsen, victime du croc-en-jambe d’une journaliste hongroise d’extrême-droite, la Pussy Riot Maria Alyokhina ou encore le lanceur d’alerte Julian Assange y sont tous aller de leur conférence. Mais là encore, il fallait jouer des coudes ou camper devant les salles pour avoir une chance d’y assister. Pour la 20e édition du festival l’an prochain, les organisateurs devront peut-être songer à la réquisition de nouvelles infrastructures.