A la recherche de Marcel Proust
Avez-vous lu le chef d’œuvre de Marcel Proust « A la recherche du temps perdu » ? Il y en a qui sont découragés par l’énormité de ce roman en sept tomes, il y a en a d’autres qui sont subjugués par le génie de ce narrateur incomparable qu’était Marcel Proust et son roman est devenu pour eux un univers familier et mystérieux à la fois dans lequel ils reviennent toujours. Ces derniers sont également les lecteurs potentiels de la grande biographie en deux tomes de Marcel Proust signée Jean-Yves Tadié. La traduction tchèque du premier tome de cet ouvrage est sortie aux éditions Dauphin.
Raconter la vie de Proust
« Peut-on raconter la vie de Proust ? demande Jean-Yves Tadié. On critique volontiers les biographies longues, érudites, ‘à l’américaine’, et les professeurs qui les écrivent. On ne trouvera pourtant dans ce gros livre un seul fait sans signification, et peu qui n’aboutissent à l’œuvre. » Depuis un siècle on ne cesse de s’interroger sur le rapport entre l’œuvre de Proust et sa vie. Miroslav Drozd, traducteur tchèque de sa biographie, estime que c’est un rapport extrêmement étroit :« Dans son œuvre littéraire, dans ses romans, Proust parlait de lui-même. Du moins, c’est ainsi que je le comprends. En Tchéquie, jusqu’à présent aucune biographie de Marcel Proust n’a été publiée. (…) A mon avis, chez Proust, on ne peut pas séparer la littérature et la vie. C’est du moins de cette façon que je le perçois. Quand Proust écrivait, il parlait de lui-même. Il n’est donc pas possible de séparer les deux choses. Sa biographie est à la fois la biographie de son immense œuvre littéraire. Les deux choses se confondent. »
Jean-Yves Tadié estime aussi que dans son roman Proust a tout réutilisé de sa vie et de sa pensée. Professeur à la Sorbonne, il poursuit ses recherches sur Proust depuis un demi-siècle et la grande biographie parue en 1996 aux éditions Gallimard peut être considérée comme un aboutissement d’une partie de ce travail. Le traducteur Miroslav Drozd ajoute :
« Je pense que Jean-Yves Tadié poursuit ses recherches sur Proust depuis très longtemps. Chez Gallimard, il dirige la collection Proust. A mon avis, c’est si j’ose dire le spécialiste de Proust le plus important en France. Il a dû écrire ce livre très longtemps. Certainement. Je pense que c’est un ouvrage immense que nous devons à Jean-Yves Tadié et je lui en suis très, très reconnaissant. »
Une méthode littéraire inédite
Pour comprendre la proximité étroite entre la vie et l’œuvre de l’auteur d’ « A la recherche du temps perdu », il faut se pencher un peu sur la méthode littéraire qu’il a utilisée. Se basant sur les idées de Schopenhauer et de Bergson, l’écrivain a édifié la trame et a donné la forme finale à son œuvre. Il ne s’agit cependant pas de l’application directe de la philosophie dans la littérature. Si Proust a fait revivre certaines idées de Bergson dans son roman, c’était parce que les idées de ce philosophe français lui étaient très proches. Cependant, il n’adopte pas sa philosophie dans son ensemble, mais il la modifie et la transforme en fonction de ses besoins et selon sa propre intuition. D’ailleurs Bergson lui-même attribuait à l’intuition le rôle principal dans la connaissance du monde. Miroslav Drozd souligne le rôle du temps dans l’œuvre de Proust :« Je pense que le thème majeur de son œuvre est justement cette recherche du temps perdu. Il cherchait à retracer sa propre vie, à se retrouver lui-même. Il cherchait le temps dans lequel il avait vécu, le temps révolu depuis longtemps. Il cherche à y retourner, revient à sa jeunesse, à ses liaisons, ses amitiés, à la société d’antan, à la vie culturelle de jadis, etc. »
Pour la première fois dans le contexte littéraire mondial, la psychologie des personnages est liée au temps. L’âme des personnages du roman de Proust change dans des intervalles de temps d’une telle façon qu’elle devient presque méconnaissable. Cependant, notre mémoire est imparfaite et n’est pas capable à tout instant de faire resurgir devant notre regard intérieur ce que nous avons vécu, mais ces faits et connaissances ne se perdent jamais entièrement. Ils restent cachés quelque part en nous, en attendant ce moment mystérieux où quelque chose qui est en rapport avec eux ou leur ressemble d’une certaine façon, les fait resurgir dans notre mémoire. Ce rôle est joué dans le roman de Marcel Proust par une madeleine, ce petit gâteau qu’on trempe dans le thé. Au moment où le héros du roman met un morceau de madeleine sur sa langue, son goût lui rappelle une situation analogue vécue dans son enfance et avec elle, comme attirés par elle, resurgissent de vieux souvenirs tout à fait nets et vivants. Cela permet au narrateur du roman de faire une confrontation qui lui apprend que son « moi » actuel est bien différent du «moi » de son enfance. La biographie détaillée permettra au lecteur qui connaît l’œuvre de Proust de comparer les personnes et les situations du roman avec celles de la vie qui leur servaient de modèles et de découvrir le monde dans lequel l’auteur a évolué. Miroslav Drozd évoque le milieu et la société de l’écrivain :
« Je ne sais pas dans quelle mesure Proust était un personnage connu à son époque, bien qu’il ait obtenu encore de son vivant le prix Goncourt. Bien sûr il était un homme de société, homme de la haute société pour ainsi dire. Il était donc très bien connu dans certains milieux, dans certains cénacles, dans les salons. Il côtoyait toute une série de personnalités très importantes. Il a pris également une part active à l’affaire Dreyfus, en faveur de Dreyfus. Je pense que ceux qui le connaissaient, étaient au courant de ce qu’il écrivait. Pour les autres qui ont eu l’occasion de l’approcher, c’était sans doute un grand événement. Il reste à savoir s’ils ont lu son roman jusqu’ à la fin. 3000 pages et même plus. »Le temps retrouvé
Proust nous a appris que chaque étape de notre vie nous transforme mais que l’imperfection de notre mémoire ne nous permet pas de percevoir ces changements. Notre « moi » passé existe pour nous seulement dans notre imagination, dans les images que nous avons créées. Et cela est valable aussi pour la connaissance des personnes de notre entourage. La perception des choses liées d’une certaine façon à notre vécu antérieur permet au narrateur du roman de retrouver la vérité de son passé. Elle lui permet aussi d’évoquer les faits et les comportements de ses proches et de dévoiler par la confrontation de ces faits les tendances et les désirs cachés. Ainsi le temps perdu devient le temps retrouvé. Le passé tombé dans l’oubli jette une nouvelle lumière sur la réalité présente. Le « moi » fait la connaissance de lui-même et dévoile aussi les secrets de ses proches. Il découvre ce qui était sincère et ce qui était feint dans le passé. Le visage réel des personnages perdus dans le temps devient de plus en plus net.
Marcel Proust a vécu entre 1871 et 1922 et son chef d’œuvre a été écrit entre 1906 et 1922. La société décrite par lui est à jamais disparue mais son livre nourrit toujours notre imagination, nous permet de retrouver le temps perdu et de rendre la vie à ce qui n’est plus. Miroslav Drozd est optimiste sur l’avenir de l’œuvre de Marcel Proust :« Je pense que son œuvre ne s’est ouverte, n’est devenue vraiment accessible qu’aux générations postérieures. Je n’arrive pas à dire comment son œuvre sera perçue dans l’avenir. A mon avis, c’est tout simplement un génie de la littérature du XXe siècle et son œuvre géniale ira encore plus loin. J’en suis profondément convaincu, bien que ceux qui ne sont mêmes pas capables d’ouvrir ses livres, qui refusent même d’en parler soient nombreux. Je pense qu’il se situe au sommet absolu de la littérature. Je vois en lui un membre d’un cénacle dans lequel figurent avec lui Franz Kafka et Jaroslav Hašek, par exemple. »