Jean-Philippe Toussaint : « Je m’inspire beaucoup de ma propre personne »
« Les personnages de fiction que j’ai créés sont toujours assez proches de moi. En tout cas on peut penser qu’ils sont proches de moi et ça me plaît », dit l’écrivain et cinéaste Jean-Philippe Toussaint (*1957). Ses romans qualifiés parfois de minimalistes sont de dimensions modestes mais cela ne les empêche pas de laisser une profonde empreinte dans la mémoire des lecteurs. Ils ont été traduits dans une vingtaine de langues dont le tchèque. Jean-Philippe Toussaint est également un grand voyageur. Récemment, il a passé quelques jours à Prague en compagnie de ses collaborateurs et amis. Voici la première partie de l’entretien qu’il a accordé à cette occasion à Radio Prague :
« Je pense que d’une certaine façon c’est assez naturel que je sois devenu écrivain, même si je ne m’en doutais pas quand j’étais adolescent ou même étudiant. Mon père était lui-même écrivain et journaliste, et ma mère avait une librairie, donc j’étais un adolescent entouré de livres. C’est vrai que dans un premier temps j’ai eu un peu une réaction de rejet, de refus de ce qu’il venait de mes parents, mais finalement j’ai rejoint leur passion. Et c’est assez naturel que je sois arrivé aux livres. Mais c’était d’une façon détournée. Adolescent et même étudiant, je ne lisais pas beaucoup, j’étais plus intéressé par le cinéma. Et après des études qui n’avaient rien à voir parce que j’ai étudié les sciences politiques, c’était plutôt vers le cinéma que je me suis dirigé et donc mon arrivée à la littérature a été indirecte. »
Vous avez dit dans une interview qu’il y a trois écrivains qui vous ont marqué, Beckett, Proust et Dostoïevski. Pourquoi ces auteurs ? Que vous ont-ils donné ?
« Oui, je pense qu’il faut commencer par Dostoïevski qui, d’une certaine façon, a déclenché mon besoin d’écriture. En lisant Dostoïevski vers vingt, vingt-et-un ans, alors que j’avais déjà fini mes études d’histoire et de sciences politiques, j’ai perçu la puissance que pouvait avoir la littérature. Et c’est dû au fait que je me suis identifié au personnage de Raskolnikov. Dans ‘Crime et châtiment’ Raskolnikov tue une vieille dame. Raskolnikov est un étudiant un peu désœuvré qui rêve de grandeur mais qui ne sait pas trop quoi faire de sa vie. Et je me suis tout à fait identifié à lui. D’une certaine façon le crime de Raskolnikov, c’est comme si c’était moi qui l’avait commis. Ensuite j’ai aussi ressenti les remords ou la peur. C’est à partir de ce livre-là que j’ai eu envie d’écrire et d’ailleurs ça s’est manifesté très vite, je me suis mis à écrire un mois plus tard. Sérieusement. Ensuite c’est la découverte de l’œuvre de Beckett qui a été le premier choc esthétique, la première fois que j’ai trouvé un écrivain avec lequel je ressentais une proximité humaine très forte, une fraternité. Donc c’était la première lecture importante. Et puis Proust qui vient plus tard, Proust qui est le seul que je continue à lire vraiment encore maintenant et qui est indépassable dans la langue française, qui écrit merveilleusement bien en français. Il a fait une œuvre très ample qui est un modèle. L’œuvre de Proust m’a accompagné tout au long de ma vie et continue encore à agir, tandis que Dostoïevski, c’est passé il y a longtemps. »
Un de vos livres s’appelle « Autoportrait (à l’étranger) » mais on dirait que presque toutes vos œuvres sont vos autoportraits. Quel est le rapport entre la biographie et la fiction dans vos livres ?
« Pour moi il est important que lorsqu’on lit un livre, on sente la présence humaine, et éventuellement, ce qui me plaît beaucoup, lorsque je sens une sorte de fraternité humaine, lorsque je me sens proche de l’écrivain. Donc c’est vrai que la subjectivité, le jeu m’apporte beaucoup. Et c’est toujours comme ça que je procède, presque tous mes livres sont écrits à la première personne, parfois c’est moi qui m’exprime directement comme dans ‘Autoportrait’, comme dans un essai littéraire que j’ai écrit et qui s’appelle ‘L’urgence et la patience’, mais parfois aussi par l’intermédiaire d’un personnage. Donc on est dans le domaine de la fiction, mais il y a toujours une ambiguïté et les personnages de fiction que j’ai créés sont toujours assez proches de moi. En tout cas on peut penser qu’ils sont proches de moi et ça me plaît. Je trouve que c’est plus facile d’aborder un livre par cette ambiguïté, par cette proximité entre l’auteur et le narrateur. »Si l’on vous demandait de brosser votre autoportrait en quelques phrases, serait-ce possible ?
« C’est un exercice formel, je ne pourrais pas vous le faire comme ça dans le cadre d’une conversation mais je pense que je l’ai fait très souvent à travers les livres. Je considère ça comme une forme accomplie. Je ne peux pas vous le faire à l’instant. Mais c’est sans doute possible. Je pense que je m’efforce de le faire, Il y a par exemple des descriptions du personnage devant son miroir dans le cycle de Marie. C’est sûr que je m’inspire beaucoup de ma propre personne. »
Combien de vous y a-t-il donc dans le personnage de Marie, héroïne d’une espèce de tétralogie, de quatre romans que vous lui avez consacrés ?
« Eh bien, là-aussi c’est très intéressant. Flaubert a dit : ‘Madame Bovary c’est moi’ et je ne suis pas loin de penser que Marie aussi c’est moi. Il y a beaucoup de traits du caractère de Marie qui m’appartiennent, mais je suis aussi le narrateur. C’est assez fascinant que l’auteur est un peu tous les personnages et en tout cas donne de lui-même dans tous les personnages, mais je me sers aussi de ce que j’ai observé. Marie, c’est moi mais c’est aussi ma femme et d’autres femmes, des personnages réels, des femmes réelles, mais aussi des femmes inventées, des femmes fantasmées. C’est un mélange de tout ça et c’est ce qui est intéressant. Mais il y a une part de moi-même. Tout le côté artistique de Marie est complètement influencé par ce que je connais personnellement. Moi, je suis un artiste et lorsque je décris les voyages de Marie au Japon je m’inspire largement de ce que je connais de mon expérience personnelle d’artiste invité au Japon, par exemple. »Souvent les critiques décèlent dans vos livres une angoisse du temps qui passe ou la peur de la mort. Peut-on dire vraiment qu’il s’agit du thème majeur de votre œuvre ?
« Je crois que la question du temps est toujours à l’œuvre dans les grandes œuvres, évidemment chez Proust, c’et le modèle par excellence, son grand roman s’ appelle ‘A la recherche du temps perdu ». Le temps est omniprésent. Je crois que le temps est présent dans toutes les œuvres importantes et qu’il y a aussi cette question de l’angoisse de la mort qui est présente parfois d’une façon cachée, sibylline ou sous-jacente dans ces œuvres. Donc je me sens tout-à- fait un auteur qui parle aussi du temps. Le temps est un des éléments mais l’espace est tout aussi important. Donc je dirais que dans les grandes œuvres il faut coordonner tous ces éléments mais on ne peut pas ne pas évoquer le passage du temps. »
Comme vous parlez de l’espace, rappelons que vous êtes ce qu’on pourrait appeler un globe-trotter et que vous évoquez vos voyages dans vos livres. Le voyage est-il ce mécanisme qui provoque chez vous ce que vous appelez « urgence », cet état d’esprit qui vous pousse à écrire et qui est donc proche de l’inspiration ?
« Oui, le voyage est important en cela qu’il sort de l’ordinaire, qu’il est un prétexte pour écrire. Par exemple dans le cycle de Marie qu’on évoquait tout à l’heure, il y a une forte inspiration du Japon, dans le premier livre ‘Faire l’amour’, et de la Chine dans le deuxième ‘ Fuir’. C’est vrai que je me suis inspiré de mes propres voyages. Ça a été aussi une façon d’aller puiser mon inspiration dans une réalité lointaine qui est propre et propice à l’écriture. Et donc c’est vrai que je me suis nourri de cette expérience. J’ai fait plus de dix voyages au Japon, plus de dix voyages en Chine et j’ai eu envie de me servir de cette expérience pour créer les décors, pour créer la lumière. Donc, il y a toute cette dimension. Je n’aurais pas pu écrire le cycle de Marie s’il n’y avait pas eu cette inspiration de l’Orient, de l’Asie, en voulant chaque fois être très contemporain. J’essaie de décrire le monde d’aujourd’hui et le monde d’aujourd’hui c’est sans doute en Asie qui il est le plus en train de se transformer. Actuellement la Chine est l’endroit où l’on peut le plus observer le XXIe siècle, il me semble. Et donc c’est pour ça que l’Asie me fascine autant. »( Nous vous proposerons la seconde partie de cet entretien dans le cadre de cette rubrique samedi prochain.)