Hubert Beuve-Méry : « L’homme du Monde » est né à Prague
Pour le grand public, il est avant tout le fondateur du Monde, celui qui a dirigé dans un esprit d’indépendance le « quotidien de référence » français pendant un quart de siècle. Ce que l’on sait moins, c’est qu’Hubert Beuve-Méry a passé les dix premières années de sa carrière journalistique à Prague, en tant que correspondant pour différents quotidiens parisiens. Il y était notamment présent en 1938 lors des accords de Munich, qui ont amputé la Tchécoslovaquie d’une partie de son territoire au profit de l’Allemagne nazie. Indigné par ces accords, Hubert Beuve-Méry avait alors démissionné du journal Le Temps, dont la ligne éditoriale épousait fidèlement la voix du Quai d’Orsay. Radio Prague présente le parcours atypique de ce défenseur de la vérité.
Une naissance journalistique dans les rues de Prague
« Mes chers auditeurs, il est bien difficile, à un speaker occasionnel, d'évoquer pour vous en quelques minutes, le climat d'héroïsme et d'angoisse qui, pendant ces deux dernières semaines, a été celui de la Tchécoslovaquie. »Cette voix, qui provient des archives de Radio Prague, est celle d’Hubert Beuve-Méry. C’est lui qui est choisi par le général De Gaulle, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, pour prendre la tête d’un nouveau quotidien français d’envergure, Le Monde. Son premier directeur est connu pour avoir dirigé ce journal dans un souci d’indépendance financière et politique.
La naissance professionnelle de ce journaliste désormais emblématique s’est faite à Prague. La ville aux cent tours est alors la capitale de d’un Etat tout récent, la Première République tchécoslovaque, qui vient de fêter son dixième anniversaire, lorsque le jeune doctorant arrive en 1928 pour enseigner le droit international public à l’Institut français. L’organisme culturel est aussi, à l’époque, un établissement universitaire. Comme l’explique le journaliste Laurent Greilsamer, l’auteur de sa biographie « l’Homme du Monde », Beuve-Méry se met alors à manier la plume :
« Il y avait une tradition lorsqu’on était en poste à Prague, c’était d’avoir la correspondance d’un ou deux journaux parisiens, pour arrondir ses fins de mois et avoir la possibilité de voyager. Les jeunes professeurs français à Prague étaient donc tous, en tout cas tous ceux qui avaient un certain talent et le goût d’écrire, journalistes quelques jours par mois. »
Mais le futur directeur du Monde se démarque de ses collègues. Une précédente expérience dans un périodique chrétien lui a donné une formation journalistique que ces derniers ne détiennent pas forcément. Cette personnalité forte dispose aussi d’une certaine aura, à laquelle Laurent Greilsamer ne semble lui-même pas insensible…
« Cet homme-là a un statut un peu particulier à Prague, dans son entourage, parce qu’il a toujours été mûr intellectuellement, en plus d’être brillant. Ses amis le décrivent comme « vertueux et magnifique ». C’est un très bel homme, très séduisant, en même temps très rigoureux et austère. Toutes ces qualités font qu’il aimante les regards et suscite pas mal de fascination. »
Une grande clairvoyance sur les sujets internationaux
Durant cette dizaine d’années à Prague, il devient également un fin observateur des relations diplomatiques en Europe Centrale, qui se crispent à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Depuis son poste au cœur de l’Europe, il est aux premières loges de ce conflit sur le point d’éclater. Laurent Greilsamer :« Ce qui est important et décisif, c’est sa collaboration avec une revue qui s’appelle Politique. C’est là qu’il analyse la montée du fascisme et qu’il observe le basculement de l’Europe Centrale dans les griffes des nazis. Ces analyses dans les années 1930 sont prémonitoires. C’est l’un des premiers qui voit à quel point Berlin va l’emporter dans les années 1940. »
Un exemple éclairant de cette finesse d’analyse est rapporté par Antoine Marès, historien spécialiste de l’Europe Centrale, dans son récent ouvrage sur Edvard Beneš. Selon lui, Hubert Beuve-Méry pressentait, avant même les accords de Munich, que la France ne défendrait pas la Tchécoslovaquie.
« Hubert Beuve-Méry me racontait que, au printemps 1938, il voyait que la situation du côté français se dégradait considérablement et il avait de forts doutes sur l’engagement de la France aux côtés de la Tchécoslovaquie. Donc il va à Paris et il fait un peu le tour des politiciens français. Il revient à Prague, il demande une audience au président Beneš et il lui dit la chose suivante : ‘Monsieur le président, je peux vous dire que la France ne vous soutiendra pas militairement s’il arrive une confrontation’. Et Beneš entre dans une colère noire et lui dit que ce sont des bêtises. Il montre son tiroir en affirmant : « Dans ce tiroir, j’ai la preuve que la France nous soutiendra ». »
Un ardent défenseur de la vérité
D’autre part, il apparaît vite que si le journalisme n’est pas sa profession principale, il ne compte pas pour autant le pratiquer en dilettante, comme le prouve sa ténacité à faire éclater la vérité dans le cadre de l’affaire Paul Doumer en 1932. En effet, après l’assassinat de ce président de la République française par le Russe Paul Gorgulov, la presse française crie unanimement au complot moscovite. Beuve-Méry, lui, défend la thèse du déséquilibré mental, comme le raconte Laurent Greilsamer :
« Le journal dont il est le correspondant, Le Matin, lui demande d’enquêter sur l’assassin Paul Gorgulov. Au cours de cette enquête, ce journal veut absolument faire écrire à Hubert Beuve-Méry ce qu’il ne veut pas, parce qu’il considère que ce n’est pas exact au terme de son enquête. Ça se passe évidemment très mal, et Hubert Beuve-Méry démissionnera, de même qu’il démissionnera ensuite d’un quotidien très puissant, Le Journal. Finalement, il parviendra à publier une partie de son enquête dans Marseille matin. »Le futur « homme du Monde » est alors confronté pour la première fois à certaines pratiques malhonnêtes de la presse française de cette époque .
« Ce qui est intéressant et important dans cette affaire-là, au début des années 1930, c’est qu’Hubert Beuve-Méry découvre non plus la presse, mais la presse quotidienne parisienne et ses mœurs, qui sont des mœurs, j’allais dire, « de voyous ». En tout cas ce sont des journaux qui, la plupart du temps, ont une ligne idéologique et qui sont prêts à tordre la vérité pour satisfaire leurs ambitions ou leur idéal politique .»
Cet évènement est un jalon important dans le parcours professionnel d’Hubert Beuve-Méry, car c’est bien en opposition nette avec ce type de pratiques qu’il souhaitera fonder et diriger le Monde quinze ans plus tard.
Le pourfendeur des accords de Munich
Hubert Beuve-Méry semble dès cette affaire avoir fait sienne la maxime « la vérité vaincra » de Masaryk, le premier président tchécoslovaque. C’est d’ailleurs ainsi qu’il conclut sa chronique que nous avons exhumée des archives de Radio Prague. Nous sommes le 4 octobre 1938, les accords de Munich viennent d’être signés et les troupes tchèques ont été démobilisées.
« Après les évacuations nécessaires, une poignée de Français fidèles à leur pays d'adoption dans les mauvais comme dans les meilleurs jours restaient presque seuls témoins du spectacle. Du moins peuvent-ils s'associer de tout cœur au message émouvant dans lequel le général Faucher remerciait publiquement, ce matin, le peuple tchécoslovaque, pour les innombrables témoignages de sympathie que sa noble attitude lui avait valus. ‘Le malheur immérité, disait ce message, qui a frappé la Tchécoslovaquie, a causé au chef de la mission militaire française une douleur égale à celle de tous les Tchécoslovaques’. Demeurons en toutes circonstances de bons ouvriers de la vérité et la vérité vaincra. »
« Je ne puis pas ne pas vous dire les sentiments d’accablement et de révolte à la fois que provoque en moi votre dernier article du Temps. »
En 1938, la presse française dans sa quasi-totalité relaie complaisamment la position officielle française. Celle-ci argue que le dépeçage d’une partie de la Tchécoslovaquie au profit de l’Allemagne hitlérienne est un moindre mal en vue du maintien de la paix en Europe. Hubert Beuve-Méry travaille à l’époque pour Le Temps, voix officieuse du ministère des Affaires étrangères. La position du quotidien révolte le jeune journaliste, qui en claque la porte. Laurent Greilsamer :
« A nouveau il va démissionner du Temps avec fracas. Et il se permet d’écrire à Joseph Barthélémy, éditorialiste du journal ‘Je ne puis pas ne pas vous dire les sentiments d’accablement et de révolte à la fois que provoque en moi votre dernier article du Temps ». Donc c’est une démission fracassante d’Hubert Beuve-Méry, qui a une trentaine d’années à l’époque’. »
Cette démission peut sembler anecdotique, mais elle sera déterminante dans la suite de la carrière d’Hubert Beuve-Méry.
« C’est très marquant, parce qu’à l’époque ce n’est pas du tout une affaire d’Etat. La société française n’a que faire d’un jeune journaliste qui démissionne du Temps, mais en même temps ça va être une date importante, parce que dix ans plus tard le Général de Gaulle, lui, s’en rappellera. Et au moment où il acceptera la nomination d’Hubert Beuve-Méry à la tête du Monde, ce sera, d’une certaine manière, en souvenir du courage de Beuve-Méry en 1938. »
Ainsi les années qu’Hubert Beuve-Méry a passé à Prague ont façonné celui qui signera ses éditoriaux sous le pseudonyme de « Sirius » dans les colonnes de l’un des plus grands journaux français. Il établit également un lien fort avec son ancien pays d’accueil, qu’il gardera par la suite, comme le souligne Laurent Greilsamer.« C’est un rapport très rapidement profond, presque intime. Hubert Beuve-Méry se prend d’affection et d’amour, de passion presque, pour ce pays. Mais le paradoxe c’est qu’Hubert Beuve-Méry est peu doué pour les langues. Et il va donc certes apprendre le tchèque, il le comprendra, mais il ne le parlera jamais bien. Ce sera un handicap tout au long de sa vie, c’est vrai pour le tchèque mais également pour l’anglais, il comprendra ces langues sans pour autant les parler avec aisance. »
On peut ainsi être directeur du Monde et n’en parler qu’une seule langue…