Il y a 70 ans, Prague, victime collatérale du bombardement de Dresde
Voici 70 ans, du 13 au 15 février 1945, la ville de Dresde fut largement détruite par un raid aérien massif de bombardiers anglais et américains. A 120 kilomètres de là, Prague fut une victime bien malheureuse de cette attaque. Par erreur, les forces aériennes de l'armée des États-Unis larguèrent en effet sur la métropole tchèque quelque 152 tonnes de bombes, causant la mort de 701 personnes et d’importants dégâts matériels. Spécialiste du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale, l’historien François Delpla est revenu sur ce tragique épisode.
Du 13 au 15 février 1945, la destruction de Dresde
En ce début de mois de février 1945, l’Allemagne est prise en étau entre l’Armée rouge à l’est, qui s’approche dangereusement de Berlin, et les Alliés occidentaux qui peinent à franchir le Rhin. C’est dans ce contexte que ces derniers lancent un raid aérien d’envergure sur la ville de Dresde, en Saxe, jusqu’alors épargnée par les bombardements. François Delpla explique :« On est en pleine période de bombardement des villes allemandes à la fois pour terroriser les civils et en espérant que, peut-être, ils vont finir par renverser leur gouvernement ou l’obliger à capituler. Il y a également la volonté de désorganiser l’Allemagne sur le plan militaire et industriel, deux plans étroitement mêlés avec notamment le rôle d’Albert Speer qui répare sans arrêt les dégâts des bombardements pour que la production industrielle puisse continuer. Il y a aussi la volonté de montrer aux soviétiques qu’on ne les laisse pas faire tout le boulot. »
Les 14 et 15 février, les armées de l’air britannique et américaine larguent sur la capitale saxonne plusieurs milliers de tonnes de bombes, dont un grand nombre de bombes incendiaires au phosphore, qui réduisent la ville en cendre et causent la mort d’environ 25 000 personnes. Ce sont là les dernières estimations d’une commission d’historiens diligentée il y a quelques années par la municipalité de Dresde, qui a ainsi mis un terme au débat idéologiquement chargé sur le bilan humain de l’attaque. Il n’en reste pas moins que celle-ci, dont l’opportunité a également été beaucoup discutée, a marqué les esprits :
« Il y a un grand nombre de victimes civils, un nombre inhabituel avec un bon nombre de réfugiés, de gens qui pensaient s’être mis à l’abris dans une ville qui n’avait jamais été bombardée, qui ne semblait pas être un objectif militaire. Ce qui est faux d’ailleurs puisque c’est à la fois un nœud ferroviaire et un centre industriel, donc c’est un objectif militaire. Mais il y a quand même aussi un acharnement sur les quartiers centraux qui eux ne sont pas industriels et qui recèlent des trésors artistiques importants. »François Delpla poursuit en indiquant qu’après la destruction de Dresde, les Alliés décident de revoir leur politique en matière de bombardement systématique des villes allemandes dans l’optique d’y installer un climat de terreur, une stratégie qui ne donne que peu de résultats. D’autant plus que le ministère de la Propagande de Joseph Goebbels ne se prive pas d’en faire ses choux gras, gonflant le nombre de pertes humaines et insistant sur la sauvagerie des envahisseurs de l’Ouest comme de l’Est. A Prague, où, parallèlement à l’attaque de Dresde, des bombes sont larguées, semble-t-il par erreur, les autorités nazies vont également exploiter l’accident en pointant du doigt les agissements des « bandits américano-anglais ».
Le bombardement de Dresde tue 701 Pragois
Dans ce qui est alors la capitale du Protectorat de Bohême-Moravie, les cloches et les alarmes avertissent en effet ce 14 février 1945, vers midi, sans doute trop tard, de l’imminence d’une attaque aérienne. Chercheur au sein de l’Institut d’histoire militaire à Prague, Jiří Rajlich, interrogé par la Télévision tchèque, décrit cet épisode malheureux :« Le 14 février 1945, la 8e unité de l’armée de l’air américaine, basée en Grande-Bretagne, lance un raid aérien d’envergure sur Dresde, qui conduit ainsi à une erreur douloureuse, des erreurs qui se produisent à chaque guerre, et qui cette fois-ci a touché Prague, dont les habitants n’étaient en aucun cas préparés aux attaques aériennes. Les conséquences ont été tragiques et le bombardement a fait 701 victimes et sérieusement blessé 1 184 autres personnes. »
Quelques mois auparavant, deux avions alliés ont attaqué une centrale électrique dans le quartier de Holešovice. Bien que d’autres appareils passent parfois au-dessus de leur tête, l’expérience des Pragois en termes de bombardement s’arrête là, de telle sorte qu’ils sont peu préparés à subir les foudres du ciel.
Le manque de vigilance des habitants de la ville explique ainsi le nombre important de victimes, d’autant plus que les zones touchées sont densément peuplées, d’abord Radlice et Smíchov, à l’est de Prague, puis vers l’ouest Pankrác, Karlovo náměstí, Nusle, Vršovice et Vinohrady. Les dégâts matériels sont conséquents et certains bâtiments historiques sont détruits, au moins partiellement, la maison Faust et surtout le cloître gothique d’Emmaüs, devenu emblématique de cette triste journée. La fameuse maison dansante de l’architecte américain Frank Gehry, qui se dandine le long de la Vltava, sera par ailleurs construite sur les ruines d’un immeuble détruit pas les bombes, des ruines qui ne sont dégagées qu’en 1960.De nombreuses hypothèses tentent d’expliquer cette erreur, pour laquelle les autorités américaines ont ensuite présenté leurs regrets à plusieurs reprises. Il est question surtout d’un problème technique au niveau des radars mais aussi des conditions météorologiques difficiles au départ des bombardiers. Le ciel au-dessus de Prague est en revanche complètement dégagé au moment de l’attaque. Et certains prétendent que les pilotes américains auraient confondu la métropole tchèque avec Dresde, deux villes dont les plans seraient à l’époque relativement similaires. François Delpla n’accrédite pas du tout cette dernière explication :
« Il y a deux explications qui me semblent assez divergentes. D’une part un bombardement automatique réglé par radar, donc une erreur à ce niveau, ou bien depuis le ciel, Prague qui ressemble à Dresde. La deuxième explication me semble quand même beaucoup plus suspecte, beaucoup plus invraisemblable. Il faut quand même voir que la plupart des avions qui ont survolé la région de Prague n’ont pas largué leurs bombes. Une fraction minoritaire de ces avions a lâché ces bombes. »D’autres raids aériens avant la libération de Prague
Les 40 B-17, les fameuses « Forteresses volantes », responsables du bombardement du 14 février, une attaque qui n’a duré au final que quelques minutes, ne sont cependant pas les derniers bombardiers à survoler le ciel de Prague, une ville qui a alors un intérêt stratégique non négligeable :« Par définition, une capitale est toujours le nœud de plein de choses, des transports, des communications, du logement, des casernements, de la production industrielle de guerre… D’ailleurs Goebbels fait un communiqué à la veille de l’effondrement du Reich. On est à la mi-avril. Il fait un communiqué de presse disant que le Reich doit absolument garder Prague et Berlin. Donc pour l’Allemagne, il y a vraiment une obstination à garder Prague, à l’égal de Berlin. »
L'historien militaire Jiří Rajlich poursuit :
« Le deuxième raid aérien sur Prague, le 25 mars 1945, était directement dirigé contre la partie industrielle de la ville, en particulier sur les usines ČKD (société qui fabriquait des armes, et notamment des tanks, pour l’armée allemande) dans les quartiers de Vysočany et de Libeň, ainsi que sur les aéroports à Kbely et Letňany. Il s’agissait donc de cibles légitimes et militaires. »
Plus de 200 personnes périssent tout de même lors de ce raid. D’autres attaques aériennes, visant principalement les installations ferroviaires, se poursuivent durant tout le mois d’avril. Alors que le Reich est sur le point de s’effondrer définitivement, la résistance pragoise se soulève à partir du 5 mai 1945 et la ville est libérée par les Soviétiques quatre jours plus tard. Les marques de l’attaque inutile du 14 février ne seront quant à elles totalement effacées qu’un demi-siècle plus tard.A noter que François Delpla a été publié en République tchèque. Une traduction de l’un de ses ouvrages, Les Tentatrices du diable – Hitler, la part des femmes, y est parue sous le titre Ďáblovy pokušitelky: Hitler a ženy.