Lycéens tchèques en France : témoignages d’hier et d’aujourd’hui

Lycée Carnot de Dijon, photo: Christophe Finot, Wikimedia CC BY-SA 2.5

Depuis plus de 90 ans déjà, la période des mois d’avril et mai est marquée par la tenue des concours d’admission pour les sections tchèques en France. A la rentrée prochaine, les lycées Carnot de Dijon et Alphonse Daudet de Nîmes accueilleront dans leurs classes de seconde respectivement six et quatre nouveaux élèves tchèques. Tous y suivront ensuite la totalité de leur enseignement secondaire. Qu’est-ce que pour un jeune Tchèque représente le fait d’être lycéen en France ? Et quels sont les souvenirs des bacheliers des tumultueuses années 1968 - 1969 ? A-t-on encore besoin de ce type de partenariat aujourd’hui ? Radio Prague a essayé de répondre à ces questions en interrogeant plusieurs élèves des sections tchèques, anciens mais aussi actuels.

Václav Jamek,  photo: Tlusťa,  Free Domain
« Le fait d’avoir suivi mes études secondaires à Dijon a déterminé tout le reste de ma vie, c’est évident. Je ne serais pas devenu ce que je suis devenu si je n’étais pas passé par Dijon. »

C’est ce qu’affirme Václav Jamek : écrivain récompensé en 1989 du prix Médicis de l’Essai pour sa prose écrite en français, traducteur reconnu, diplomate et enseignant à l’Université Charles. Issu de la promotion 1969, Václav Jamek souligne l’importance aujourd’hui des sections tchèques pour les relations bilatérales entre la France et la République tchèque :

« A mon avis, elles en sont le fondement. Elles forment des générations – peut-être pas spécialement étendues – mais des générations entières de personnes qui seront à jamais attachées à la France et aux relations franco-tchèques, et donc qui contribueront à les rendre beaucoup plus solides. »

Lycée Carnot de Dijon,  photo: Christophe Finot,  Wikimedia CC BY-SA 2.5
Rappelons ici que les sections, ouvertes en 1920 à Dijon, en 1923 à Saint-Germain-en-Laye et en 1924 à Nîmes, ont été fermées à plusieurs reprises pour des raisons politiques au cours du XXe siècle. Leurs réouvertures – d’abord au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, puis à la fin des années 60, n’ont finalement duré que quelques années. On se demande donc aujourd’hui, avec d’autant plus de curiosité, ‘comment c’était’ pour les jeunes Tchécoslovaques de cette époque d’aller étudier en France ? Comment était-ce que de se retrouver, adolescent, dans cet Occident rêvé dont les portes ne s’entrouvraient que pour quelques instants seulement ? Collègue de Václav Jamek à l’Université Charles, l’écrivain, poétesse et traductrice Vlasta Dufková est partie étudier au lycée pour filles Claude Debussy à Saint-Germain-en-Laye (dont la section tchèque n’a pas été rouverte après 1989, ndlr.). Elle nous détrompe :

« Pour moi, c’était un choc en ce qui concerne le peu de liberté ! Cela peut sembler être un paradoxe, parce que nous venions d’un pays de l’Est. Pourtant, nous avions l’impression d’avoir plus de liberté qu’en France. Nous étions enfermées dans un lycée et nous ne sortions que deux fois par semaine. Nous avions une idée un peu naïve d’une « France des Mousquetaires » (j’exagère un peu, bien sûr), mais là, c’était la France du nord, cartésienne ! C’était la discipline ! Et encore, ce n’était pas le lycée de Dijon, que nous avons visité après, plus napoléonien que le nôtre. Le nôtre était encore soft ! C’était très différent de notre école où il y avait des garçons et c’était beaucoup plus détendu qu’en France. »

Tereza Pechoušková,  photo: Archives de Tereza Pechoušková
L’expérience de Vlasta Dufková aurait peut-être été différente si elle s’était retrouvée dans un lycée plus populaire. Seulement, les sections tchèques ont été ouvertes dans des lycées bourgeois prestigieux, où la discipline va souvent de pair avec de hautes exigences scolaires. Et c’est ce niveau d’excellence et cet élitisme du système éducatif français qui restent, aujourd’hui encore, un ‘choc’ (plus souvent perçu comme positif) pour ces Tchèques habitués à vivre dans une société plus égalitaire. Les témoignages de Tereza Pechoušková et d’Ester Boušová, deux étudiantes à Nîmes actuellement, confirment ce constat :

« Avoir une bonne note en France est plus difficile que d’avoir une bonne note en République tchèque. Un accent est mis sur l’organisation du travail, l’expression orale, c’est vraiment un travail structuré. »



Lycée Alphonse Daudet,  photo: Michaela.no.007,  Wikimedia CC BY-SA 3.0
« C’etait plus dur que je ne le croyais. J’ai eu beaucoup de problèmes. Les débuts ont été difficiles, mais maintenant ça va beaucoup mieux. »

Les deux systèmes d’éducation, tchèque et français, sont très différents. Ester Boušová est bien placée pour faire la comparaison, car elle est arrivée au lycée Alphonse Daudet en classe de première, après avoir passé deux années dans un lycée tchèque :

« En Tchéquie, le système repose plutôt sur la mémorisation des faits. En France, en revanche, c’est le développement du récit, de l’argumentation, de l’esprit… »

Karolína Koukolová,  photo: Archives de Karolína Koukolová
Aussi bien à Dijon qu’à Nîmes, les élèves des sections tchèques logent à l’internat, sauf le week-end, qu’ils passent généralement dans des familles. Le régime est sûrement moins strict que dans les années soixante, néanmoins, la discipline reste le mot d’ordre. Et c’est cela, surtout, qui est inhabituel pour les jeunes Tchèques. C’est ce qu’explique Karolína Koukolová, ‘Dijonaise’ issue de la promotion 2010 :

« Tout notre temps libre est consacré à la préparation des cours, à l’écriture des dissertations, etc. Tout est réglementé, on doit être présents à tous les repas… Je ne dis pas qu’on ne peut pas faire la fête du tout, on peut, mais il y a toujours cette procédure de demande d’autorisation pour sortir, comme si on était dans une colonie de vacances, dans un camp d’été, où tout est réglementé. Il faut tout simplement respecter les règles. »

Vlasta Dufková,  photo: Alternativa.tv
Mais revenons encore dans les années 1960. En effet, peu de Tchécoslovaques ont vécu les évènements de Mai 68 en France; de surcroît âgés de 18 ans à peine. Vlasta Dufková raconte tout d’abord la profonde différence entre les deux sociétés :

« En Tchécoslovaquie, nous étions las de cette éducation civique, de cette idéologie, las de parler de la politique (pas seulement communiste), de s’intéresser à la vie sociale... C’était obligatoire, donc cela nous paraissait normal. En France, comme c’était interdit, il y avait une grande soif de cela. Les Français avaient l’impression que ça allait guérir tous leurs maux. La vérité est, bien sûr, entre les deux. Je me souviens d’une discussion avec un jeune ouvrier qui était venu à l’école (invité au lycée par le proviseur, ndlr.). Il était intelligent. Pour moi, c’était normal. Nous étions habitués à croiser toutes sortes de gens, dans les auberges notamment. Dans la société tchécoslovaque égalitaire – et qui le reste encore aujourd’hui – à peu près tout le monde se rencontrait. Tandis qu’en France, la société était très hierarchisée. Ces jeunes Françaises ne rencontraient jamais d’ouvriers ! Donc, d’en voir un, intelligent, de l’entendre parler, c’était pour elles quelque chose d’extraordinaire. »

L’invasion russe en 1968,  photo: Engramma.it,  Wikimedia CC BY-SA 3.0
Mais alors, pour ces jeunes étudiants, les grands tournants de l’histoire ne faisaient que commencer… Václav Jamek :

« Après l’invasion russe en 1968, en août, (nous étions en vacances), nous avons douté de la possibilité de revenir en France pour terminer nos études. Donc, finalement, nous étions contents qu’on nous ait laissés repartir. En 1969, la question qui se posait était de savoir si oui ou non retourner en Tchécoslovaquie ou rester en France. »

Aussi bien Václav Jamek que Vlasta Dufková ont décidé de revenir en Tchécoslovaquie. Et Vlasta Dufková explique une des raisons qui l’ont poussée à rentrer :

Photo: Les Éditions Torst
« On murit vite dans des moments pareils. On a l’impression de ‘vieillir’. A la rentrée scolaire, j’ai décidé de rentrer en Tchécoslovaquie. Et je crois que je suis revenue en grande partie pour la langue, parce que j’écrivais déjà en tchèque. En France, j’ai appris à penser. Mais la poésie, je ne pouvais l’écrire qu’en tchèque. La France m’a guérie, d’une certaine façon. Avant, j’avais un complexe d’intelligence. J’avais l’impression qu’un poète ne pouvait pas être rationnel. Et c’est la France qui m’a appris que les deux choses sont compatibles, que ce n’est pas un défaut de penser quand on veut écrire. »

Dans le contexte dramatique de l’époque, certains sont restés, évidemment. Aujourd’hui aussi, nombreux de ces jeunes Tchèques décident de rester à l’étranger après le bac (environ 60% d’entre eux depuis 1990, selon les statistiques de l’Association des anciens élèves des sections tchèques et tchécoslovaques). Leurs motivations ne sont aujourd’hui bien évidemment plus les mêmes, comme le précise Tereza Pechoušková, cette année en terminale :

Sciences-Po Paris,  photo: peco,  Wikimedia CC BY-SA 3.0
« J’espère que cela va m’apporter des avantages sur le marché du travail. Nous aurons un profil intéressant pour les employeurs, grâce au double baccalauréat franco-tchèque, ce qui peut être intéressant si nous voulons nous lancer dans une carrière internationale plus tard. J’aimerais faire mes études à Sciences-Po Paris, ou sinon en droit. J’aimerais continuer en France. Je pense que si je m’installe un jour quelque part, ce sera sûrement en France. Je me sens vraiment bien ici. J’aime le savoir-vivre des Français, et pour l’instant je ne pense pas revenir en République tchèque. »

C’est la question du « choix » qui est très différente aujourd’hui, pense Vlasta Dufková :

« Pour nous, c’était une sorte de destinée. C’est arrivé comme ça et c’était LA vie que nous avions fini par accepter. Aujourd’hui, tout est choix. Peut-être même un calcul. Ceci dit, il faut calculer aussi ! Il faut vivre cette Europe qui aura de plus en plus de problèmes. Et il faut surtout que ceux qui ne se rencontrent pas en tant que voisins apprennent à se connaître. Il ne suffit pas de se connaître… au lit ou à l’université ! Parce que certaines choses ne se répètent plus après le lycée. »

L’Ambassade de République tchèque à Paris,  photo: Radio Prague
Václav Jamek, qui a travaillé en tant que Conseiller culturel à l’Ambassade de République tchèque à Paris entre 1994-1998 s’est engagé pour le maintien des sections dans les années 1990, lorsque les autorités des deux pays doutaient de l’utilité de leur existence :

« J’essayais de leur expliquer que la formation qu’on recevait en France n’était pas seulement une formation en langue, que c’était aussi une formation mentale. C’était un message que j’avais beaucoup de mal à faire passer aux autorités, aux hommes politiques tchèques : leur faire comprendre que la culture est un moyen de communication indispensable, et notamment dans les relations avec la France. Que les Français avaient tendance à regarder avec un certain dédain les gens qui méprisaient la culture, et qu’on ne pouvait pas se permettre d’afficher une ignorance de la culture quand on voulait communiquer avec la société française, et pas seulement au niveau économique. Et je crois que ce message-là à ce moment-là a été reçu, donc qu’on m’a écouté. »

Logotype de l’Association des anciens élèves des sections tchèques et tchécoslovaques
Aujourd’hui étudiante à l’Université Charles de Prague, Karolína Koukolová s’engage activement dans l’Association des anciens élèves des sections tchèques et tchécoslovaques. Créée en 2009, cette association se donne pour but d’être un intermédiaire entre les anciens élèves et les élèves actuels, de rassembler des données sur eux, ainsi que de gérer un fonds de soutien mis sur pied grâce aux contributions des anciens élèves. Qui sont-ils ?

« Je pense que nous sommes une élite qui est capable de tisser des liens entre les personnes qui sont très haut placées. Un des objectifs de l’Association est aussi d’organiser des rencontres. C’est souvent difficile, parce que les anciens élèves sont dispersés partout dans le monde et que ce sont, pour la plupart, des gens très occupés. Parmi eux, on trouve des hommes politiques, des enseignants du supérieur, des médecins, des avocats, des interprètes, des personnes qui travaillent à l’UNESCO, pour Microsoft, des organisateurs de festivals de musique à Prague… Il y a vraiment de tout ! »

Bien que depuis la deuxième moitié du XXe siècle, différents types de coopération s’ouvrent et se développent au niveau de l’enseignement secondaire, les sections tchèques restent un dispositif tout à fait unique en Europe pour leur ampleur (la durée de scolarisation à l’étranger, la reconnaissance du diplôme) et leur tradition historique. Menacées dans leur existence à plusieurs reprises, elles ont toujours résisté, souvent grâce à l’engagement de ceux qui conçoivent la portée d’un tel partenariat.