L’interprétariat : la discrétion au service de la communication
Essentiels au bon déroulement de nombres de conférences et de rencontres internationales, les interprètes restent néanmoins discrets, dans l’anonymat de leur cabine. Jana Chartier et Eva Jettelová sont deux de ces professionnels, rencontrées lors d’un séminaire sur les canons culturels en Europe centrale. Au micro de Radio Prague, elles détaillent la pratique de leur métier, un métier relativement récent, en tout cas pour sa pratique simultanée, puisque né avec les procès de Nuremberg des criminels nazis en 1946.
Eva Jettelová: « Partout, on va vous dire que c’est la crise comme dans tous les domaines. Mais je pense que dans notre profession, les bonnes années sont déjà du passé. 2009, avec la présidence tchèque de l’Union européenne, était une bonne année pour moi et je pense pour tous les interprètes. Personnellement, 2011 a également été une bonne année, mais c’était plutôt une coïncidence. Et maintenant, vous pouvez poser la question à tous nos collègues et ils vous diront que c’est la misère. »
La plupart des interprètes, sauf les rares qui sont employés à plein temps dans quelques entreprises ou par exemple auprès de l’Union européenne, ont des activités parallèles. Ils font par exemple de la traduction, dont ils insistent pour souligner les différences avec l’interprétariat. Ce n’est ni la même temporalité, ni même la même façon de s’exprimer.
Jana Chartier confirme les dires de sa collègue mais considère tout de même qu’avec l’apparition de nombre d’institutions internationales, il est possible de trouver du travail :
Jana Chartier: « Le français est quand même demandé. Il y a beaucoup de choses qui se font directement en anglais pour lesquels on ne demande donc pas d’interprète puisqu’il y a beaucoup de gens qui ont un certain niveau en anglais. Il y a moins de personnes qui parlent français donc cette langue est encore sollicitée sur le marché. Il n’y a pas non plus énormément de missions et il faut savoir se faire une place, trouver des clients stables, réguliers. Mais il y a tout de même du travail et de nouvelles possibilités avec l’Union européenne, la Cour de justice, la Commission etc. »
Si Eva Jettelová partage son activité entre prestataires privés et publics, Jana Chartier se concentre plus spécifiquement sur ces derniers. Dans tous les cas, le travail de l’interprète est largement un travail en amont, un travail de préparation, de familiarisation avec un domaine qui peut être totalement inconnu pour le professionnel. Eva Jettelová, qui aime être confrontée à de nouveaux univers et développer ainsi de nouvelles affinités, précise :
E.J. « Quand on vous donne un travail, la première chose que l’on demande, c’est le programme. Parce que le titre du séminaire, de la conférence, donne déjà beaucoup d’informations. Ensuite, si vous avez les noms des participants, avec Internet, cela facilite vraiment les choses par rapport au passé. Vous pouvez voir si les gens ont déjà écrit des articles, s’ils ont participé à des conférences. Il est même possible parfois d’écouter leur voix donc cela aide énormément.Et puis, si c’est vraiment un sujet que je connais à peine, je commence à faire des recherches sur ce sujet. Je commence par lire des choses en tchèque, que je peux trouver sur Internet, pour un peu entrer dans la matière et puis je fais la même chose en français. »
Combien de temps peut prendre cette phase de préparation ? Cela peut être un jour comme plusieurs semaines ?
J.C. « Tout à fait, cela peut prendre une semaine entière. En fait le métier d’interprète, ce n’est pas la demi-heure ou l’heure de conférence, c’est toute la préparation avant, donc cela peut tout à fait prendre une semaine. Avec Eva Jettelová, nous avons fait ensemble une demi-journée de présentation de sociétés du domaine micro-électronique. Alors c’était vraiment très technique. Je me suis préparée toute une semaine et encore il y avait des choses que je ne comprenais pas. »
Il y a un certain stress le jour de la séance par rapport au fait à un moment de peut-être ne pas savoir ?
J.C. « Le stress est toujours là. Il fait partie de notre métier. Il y a toujours des choses que vous ne connaissez pas parce que nous ne sommes pas parfaits, nous ne sommes pas des machines. Il peut y avoir des personnes qui parlent d’une façon qui ne vous est pas agréable. Certaines ont des problèmes d’élocution ou alors il y a des termes que vous ne connaissez pas. Donc il y a le travail de préparation qui vient en amont. Il faut vraiment être prêt à surpasser certains problèmes, à faire face à un sujet qui vous était auparavant inconnu.
Ensuite, nous travaillons en binôme lorsque nous sommes en cabine, donc à l’occasion de ce qu’on appelle traduction simultanée. Cela signifie interprétariat simultané car nous sommes interprètes, nous ne sommes pas traducteurs. Nous travaillons à deux, en binôme, donc éventuellement s’il y a quelque chose que je ne comprends pas, ma collègue peut m’écrire rapidement, me noter un chiffre qui m’a échappé, etc. C’est donc un travail d’équipe. »
Mais même le mieux préparé des interprètes n’est pas à l’abri d’une menue erreur qui peut avoir d’importantes conséquences. Eva Jettelová dit ainsi en plaisantant avoir failli être « à l’origine d’un scandale diplomatique ». C’était à Ostrava en présence du maire de la ville et de l’ambassadeur de France en République tchèque. Eva Jettelová raconte :
E.J. « L’ambassadeur pose tout à coup la question de savoir si Olomouc était jumelé avec une ville étrangère. Le maire a répondu que oui, Olomouc avait un jumelage avec « armada » portugaise. Mais il l’a dit en tchèque (armada signifiant armée en tchèque) sans préciser qu’il s’agissait d’une ville au Portugal. Pour moi, c’était l’armée et puis l’ambassadeur, qui était déjà fatigué, c’était la fin de journée, il entendait discours sur discours, il a prêté l’attention et il a dit que c’était tout de même étrange d’avoir un jumelage avec des militaires ! Finalement, nous nous sommes expliqués au bout d’un fou rire. C’était plutôt rigolo qu’autre chose. »
L’interprète, « outil de communication », doit faire preuve d’une grande concentration et ne pas se laisser aller à ses émotions comme l’explique Jana Chartier. Les noms et les chiffres, premières informations susceptibles d’être oubliées, sont dûment notés. Entre les langues françaises et tchèques, il y a par ailleurs certaines différences qui requièrent l’attention du professionnel. Jana Chartier poursuit :
J.C. « Chaque langue est différente. Je dirais que le français est plus abstrait que le tchèque. En français, il y a quand même une très grande tradition d’expression parlée. Les Français parlent très bien, souvent parlent beaucoup, élaborent beaucoup. Donc en tchèque, ce n’est peut-être pas exactement la même façon de parler et parfois il faut sans doute un peu limiter ça. »
E.J. « Moi je dirais qu’il y a une autre chose. Quand vous avez un présentateur, un interlocuteur français, souvent il fait également preuve de sa culture générale et souvent il fait allusion à des choses qui sont franco-françaises. Et ensuite, faire passer l’esprit de sa présentation au public tchèque est parfois assez difficile parce que cela demande des fois une explication supplémentaire, vous devez dire une phrase de plus. »
Mais plus que la langue de l’orateur, c’est sa façon de parler qui semble conditionner la facilité avec laquelle l’interprète pourra retranscrire ses propos. Les interprètes sont également confrontés à des dilemmes pratiques. Par exemple – faut-il corriger l’erreur évidente que peut commettre un orateur ? Si le cœur du métier est de faire passer l’essentiel de l’information, les deux spécialistes admettent corriger parfois une faute en vue de faciliter la compréhension du discours. Mais la communauté professionnelle est tout de même divisée sur ce sujet.
Malgré le stress inhérent à ce travail de l’ombre, Eva Jettelová et Jana Chartier aiment leur métier. La découverte de nouveaux sujets ainsi que le défi permanent que représente l’interprétation simultanée en sont les raisons principales.