Václav Hájek, un chroniqueur qui a rapiécé l’histoire tchèque
Plus de huit siècles d’histoire tchèque et quelque 3200 personnages historiques défilent devant le lecteur de la Chronique tchèque ( Kronika česká ), œuvre du prêtre Václav Hájek de Libočany ( Václav Hájek z Libočan ), qui a vécu dans la première moitié du XVIe siècle. Ce monument de l’historiographie et de la langue tchèque admiré par les uns et décrié par les autres, n’a été publié dans son intégralité que deux fois. Après avoir paru durant la vie de son auteur, il a dû attendre jusqu’au début du XXIe siècle pour être intégralement réédité.
« C’était la première œuvre tchèque d’une telle ampleur après la Bible. Avant cette chronique, aucun livre tchèque d’une telle importance n’a paru. C’est une chronique qui réunit une grande quantité de récits racontés d’une façon très captivante. L’auteur utilise toute une gamme de genres et ce n’est donc pas du tout une lecture rébarbative bien que le livre ait, sous sa forme actuelle, quelque 1500 pages. »
Selon Jan Linka, jusqu’à l’arrivée de l’historien František Palacký au XIXe siècle, c’était donc le livre tchèque le plus lu et le plus souvent cité, livre qui a suscité aussi le plus grand nombre de réactions positives ou critiques et qui a été aussi souvent imité :
« Nous pouvons dire même que la gloire de ce livre a duré pendant trois cents ans, jusqu’aux années 1830. Encore les romantiques comme le poète Karel Hynek Mácha considéraient cette œuvre comme le plus grand roman. »
Václav Hájek raconte dans sa chronique l’histoire de son peuple depuis l’arrivée de la tribu tchèque du pays des Croates et son installation en Bohême. L’auteur situe cet événement en l’an 644 et à partir de ce moment il consacre à chaque année de l’histoire tchèque un chapitre spécial jusqu’au couronnement du roi Ferdinand de Habsbourg en 1526. Son livre embrasse donc, année par année, 882 ans de l’histoire tchèque. L’auteur ne se soucie pas beaucoup de l’authenticité de ses sources et lorsque les sources lui manquent totalement, surtout lorsqu’il évoque l’histoire tchèque la plus ancienne, il donne libre cours à sa fantaisie et à son talent d’affabulateur. Cependant, sa chronique gagne en qualité littéraire ce qu’elle perd en authenticité. Elle est donc beaucoup plus qu’un livre d’histoire assez discutable car elle est aussi un monument de la langue et une des œuvres fondamentales de la littérature tchèque. L’éditeur Jan Linka explique qu’à l’époque de Václav Hájek, c’est-à-dire dans la première moitié du XVIe siècle, les critères de qualité du travail des historiens étaient assez différents de ceux d’aujourd’hui :« Nous savons qu’au début de l’époque moderne, les Ecritures étaient encore interprétées de quatre façons : les textes était lus et interprétés littéralement et donc historiquement, dans un code moral, mais aussi dans des codes symbolique et mystique, c’est-à-dire allégoriques. Cependant, les penseurs du XVIIIe siècle, le Siècle des Lumières, ont réduit ces possibilités d’interprétation et n’ont toléré que les codes historique et moral. Ils refusaient de comprendre tout ce qui était au-delà de ces deux interprétations. »
Le Siècle des Lumières impose donc un certain réalisme dans l’interprétation des textes, met fin à la tolérance vis-à-vis de la fabulation dans les ouvrages historiques et met en cause la véracité de la chronique de Václav Hájek. Les critiques de sa méthode publient même en tchèque et en allemand « La Nouvelle chronique tchèque » sans réussir cependant à ternir la réputation de l’œuvre de Václav Hájek parmi de larges couches de la population. C’est donc František Palacký, considéré comme le fondateur de l’historiographie tchèque moderne, qui réussit finalement au XIXe siècle à éclipser Václav Hájek en publiant son « Histoire du peuple tchèque en Bohême et en Moravie ». Cette vaste œuvre achevée en 1876 est déjà conçue selon les critères modernes et ne manque pas non plus de qualité littéraire. La popularité de la chronique de Václav Hájek reste pourtant assez importante parce que sa vision de l’histoire tchèque est déjà profondément enracinée dans la conscience collective et aussi parce que l’auteur a non seulement instruit son lecteur mais a écrit sa chronique avec un souci évident de le divertir. L’éditeur Jan Linka évoque certains aspects de la méthode littéraire de cet historien - romancier :« Pour augmenter l’attractivité de son texte, Václav Hájek utilise d’autres moyens. Prenons pour l’exemple la vie aventureuse du roi Venceslas IV de Luxembourg et le récit de sa liaison amoureuse avec la belle employée de bains Zuzana. Nous ne savons pas si ces récits sont historiquement fondés mais Venceslas IV y est présenté d’abord comme le roi qui ouvre le chemin au hussitisme donc au mouvement que Václav Hájek considère comme responsable de la désagrégation de l’Etat tchèque. Mais en même temps il évoque les aventures romanesques de Venceslas et il est évident que ce roi lui est sympathique. Cette ambivalence est un aspect qui est caractéristique pour la littérature moderne et qui est donc attractif pour les lecteurs de tous les temps. »
Les critiques de Václav Hájek lui reprochent aussi son manque d’objectivité. Bien que dans la préface pour sa Chronique l’auteur promette de rester objectif face aux personnalités et aux événements de l’histoire tchèque, il n’en est pas moins influencé par sa confession religieuse. Prêtre catholique, Václav Hájek occupe plusieurs postes dans la hiérarchie de l’Eglise ce qui se reflète aussi dans son interprétation de l’histoire tchèque. Il n’arrive pas à être impartial en décrivant les antagonismes entre les catholiques et les protestants et les guerres de religion de la période hussite au XVe siècle. Son attitude reflète aussi la tendance à la Contre-Réforme qui s’impose peu à peu au cours de sa vie dans les pays de la couronne tchèque. Cette attitude pro-catholique protégera aussi son livre au XVIIe siècle après la défaite de la noblesse tchèque en 1620 qui marquera la fin de l’indépendance nationale tchèque et la victoire de la Contre-Réforme dans le pays. Tandis que l’Inquisition recherche les livres tchèques d’auteurs protestants pour les brûler, la Chronique de Václav Hájek n’est pas interdite par la censure religieuse, peut librement circuler parmi les gens et sa popularité ne se dément pas.Jan Linka insiste cependant aussi sur un autre aspect du chef d’œuvre de Václav Hájek. Malgré son caractère romanesque et son manque d’objectivité, il restera une source d’informations incontournable pour les historiens :
« La chronique réunit une très grande quantité d’informations. (…) Elle a été pour son auteur aussi une sorte de catalogue. La chronique lui a permis de répertorier des informations en tout genre. Elle a été donc, non seulement un récit captivant, mais son auteur cherchait aussi à conserver dans le livre le plus grand nombre possible de noms de lieu, de données sur les systèmes politiques de l’époque et sur leur évolution. Le livre est également rempli d’informations sur les divers métiers et les corporations artisanales qui sont, elles aussi, répertoriées dans le texte. La chronique de Václav Hájek peut être lue du début à la fin de manière continue mais aussi à l’aide de l’index que l’auteur y a ajouté et qui est probablement le premier index dans un livre tchèque et permet donc au lecteur de lire le livre de manière discontinue. »Livre d’histoire, la Chronique de Václav Hájek a fini par jouer elle-même un important rôle dans l’histoire. Son auteur a imposé sa vision des événements historiques à de nombreuses générations de lecteurs et a éveillé leur intérêt pour leur passé. Aujourd’hui encore, nous voyons de nombreux événements du passé du peuple tchèque à travers les yeux de cet historien qui pourtant n’hésitait pas à combler les lacunes dans ses sources par son imagination. C’est à lui que nous devons aussi beaucoup d’œuvres d’autres artistes. Romanciers, compositeurs et peintres se sont inspirés de sa chronique et leurs œuvres démontrent que parfois l’authenticité ne vaut pas l’art de la narration.