Mitterrand et la dissidence tchécoslovaque, ou quand les viennoiseries font l’histoire
Le 9 décembre 1988, le président de la République française François Mitterrand, en visite officielle en Tchécoslovaquie, recevait, à l’occasion d’un petit déjeuner, huit dissidents du régime communiste, parmi lesquels Václav Havel. A l'occasion du 30e anniversaire de cet événement, nous vous proposons de relire notre reportage réalisé en 2013.
Soixante-dix ans après sa création, François Mitterrand est, en 1988, le premier président français à effectuer une visite officielle en Tchécoslovaquie. Cette visite de deux jours est l’occasion pour lui de rencontrer son homologue tchécoslovaque Gustáv Husák, l’homme qui a mené le processus de normalisation après l’écrasement du Printemps de Prague et qui, avec son équipe, est réfractaire au courant réformiste qui parcourt alors le bloc soviétique à l’initiative de Mikhaïl Gorbatchev.
Aussi, la visite du président français peut apparaître comme une légitimation du régime orthodoxe tchécoslovaque. C’est ce que craignait Jacques Rupnik :
« Je n’étais pas du tout sûr au départ que la stratégie choisie était la bonne à ce moment précis. C’est le moment qui est important. C’était au moment des réformes de Gorbatchev, donc il y avait un courant réformiste. Il y avait des pays qui bougeaient et qui bougeaient vite. Et il y avait un front du refus avec la RDA, la Tchécoslovaquie et la Bulgarie. Visiter un pays du front du refus posait problème. Quel est le signal que l’on envoyait en tant que chef d’Etat français ? »Pour Jacques Rupnik, la difficulté soulevée par cette visite d’Etat était d’arriver à faire en sorte de ne pas cautionner le gouvernement communiste tchécoslovaque et le régime de la normalisation. François Mitterrand évite cet écueil avec un petit déjeuner avec des signataires de la Charte 77, la pétition des dissidents opposés à ce processus de normalisation, une rencontre au retentissement singulier puisque c’est la première avec un chef d’Etat d’un pays occidental.
Cependant des contacts avec la dissidence avaient déjà été pris auparavant. En 1985, le ministre des Affaires étrangères Roland Dumas avait ainsi rencontré Miloš Hájek, un homme actif durant le Printemps de Prague et signataire de la Charte 77.
Premier secrétaire de l’ambassade entre juin 1987 et juillet 1990, Stanislas Mrozek, raconte que selon lui, François Mitterrand voulait venir en Tchécoslovaquie et qu’à partir de là, il était inévitable d’organiser une rencontre de cet envergure avec des représentants de la société civile :
« A partir du moment où un chef d’Etat se déplaçait, évidemment qu’une rencontre avec des dissidents ne pouvait plus se faire sur le même format qu’une rencontre avec le ministre des Affaires étrangères ou avec une délégation de députés. Il fallait que forcément, cela soit à un autre niveau, que l’on franchisse un pallier qualitatif et quantitatif. Je crois que Mitterrand voulait venir et s’il voulait venir, il ne pouvait pas faire l’impasse d’une rencontre avec la société civile. »Cette façon d’aborder la diplomatie, en rencontrant les officiels d’un régime autoritaire et les membres de l’opposition, a finalement convaincu Jacques Rupnik :
« Ma réserve initiale s’est évidemment retournée quand j’ai appris qu’il y avait cette rencontre avec les dissidents et la visite à Lány avec un hommage sur la tombe de Tomáš Garrigue Masaryk. Donc à ce moment-là, on est dans une symbolique qui est forte : Masaryk, la démocratie avant le communisme et les dissidents, la démocratie qui essaye de s’exprimer sous le communisme finissant. »
Le petit déjeuner, qui devait initialement durer une demi-heure, se prolonge finalement une heure et demi. Bien plus connu à cette époque que Václav Havel et consort, Alexander Dubček, leader communiste au moment du Printemps de Prague, vingt ans plus tôt, est l’absent de marque de ce rendez-vous. Les autorités tchécoslovaques ont insisté sur sa non-participation.
Mais Jacques Rupnik pense également que Dubček, qui en décembre 1988, est en résidence surveillée à Bratislava, a une attitude relativement passive. Le politologue illustre cette idée en racontant les propos que lui a tenus Havel au début de cette même année 88 :
« Alexander Dubček venait de donner une interview au quotidien communiste L’Unità en Italie. En gros, il disait que Gorbatchev faisait ce que lui et d’autres faisaient en 1968. J’ai demandé à Havel ce qu’il en pensait et si Dubček risquait quelque chose. Il m’a répondu : « Il ne risque pas grand-chose et voilà la différence : si demain, à la suite de cette interview, Dubček est arrêté, moi et mes amis de la Charte, nous allons protester ; si, à la sortie de l’entretien que nous avons ici maintenant, je suis arrêté, Dubček ne dira pas un mot. » »La dissidence est toujours aussi durement réprimée par le régime communiste et la visite des opposants tchécoslovaques présente un véritable danger. Qu’adviendra t-il d’eux à la sortie du palais Bucquoy, siège de la diplomatie française à Prague ? Plusieurs des dissidents avaient pris leurs précautions. C’est le cas de Václav Havel, comme le raconte Stanislas Mrozek, une anecdote désormais bien connue :
« Havel est venu avec sa petite valise avec dedans le nécessaire de toilette au cas où pour passer quelques nuits en prison. Et il l’avait dit à Mitterrand. »
Roland Dumas déclare avoir insisté auprès de François Mitterrand pour qu’il accepte cette rencontre. Stanislas Mrozek a lui-même grandement contribué à l’existence du petit déjeuner. Le diplomate en poste à Prague était en effet chargé d’une mission bien particulière :
« La mission était de maintenir le contact avec les milieux dissidents et l’Eglise catholique. J’allais ainsi rencontrer de temps en temps le cardinal František Tomášek. »Et pour entretenir ces liens avec l’opposition tchécoslovaque, la France disposait, selon Stanislas Mrozek, d’un atout :
« En fait, la France avait une chance à cette époque, mais qui était aussi un risque : c’était la rue Štěpánská. De longue date, c’est une espèce de trait d’union officieux avec les milieux dissidents, avec des personnalités comme Marianne Canavaggio. A Štěpánská, il se trouve qu’il y avait aussi l’école française (où Marianne Canavaggio enseignait, ndlr), où j’allais régulièrement pour mettre mes enfants. Dans cette école française, il y avait également les enfants de Petr Uhl. Il était francophone et cela faisait une première entrée vers le monde de la dissidence. Et par l’intermédiaire de Petr Uhl, j’ai connu Václav Malý, Jiří Dienstbier et Karel Srp par la suite. »
Bien que Stanislas Mrozek entretienne des rapports courtois avec les officiels du palais Černín, où est situé le ministère des Affaires étrangères tchécoslovaques, son activité intéresse également les services de renseignement du régime communiste :
« J’ai un nom de code auprès du Stb, la police secrète tchécoslovaque, c’est Rita 87. 87, je suppose que c’est à cause de l’année où je suis arrivé et Rita, je ne sais pas pourquoi… J’étais régulièrement suivi car j’ai vu les rapports du Stb. Ils savaient que de telle heure à telle heure j’allais faire telle chose… Il y avait des visites chez moi. Je crois qu’une fois on a essayé de me faire avoir un accident de voiture. Il y avait des manœuvres d’intimidations qui étaient très nettes de la part du Stb et qui pouvaient tout de même aller assez loin. »
Malgré les risques encourus, pour les dissidents tchécoslovaques, la perspective de rencontrer François Mitterrand était une réelle opportunité. Jacques Rupnik explique :« Les dissidents n’avaient pas d’hésitation à aller au rendez-vous parce que eux-mêmes étaient très demandeurs de contacts et de reconnaissance par les diplomaties occidentales, parce que c’est ça qui élargissait leur marge de manœuvre et leur liberté. »
Et de fait, le petit déjeuner avec le président français a un tel retentissement qu’il protège, dans une certaine mesure, ses participants à d’éventuelles séquelles malheureuses. Stanislas Mrozek :
« Même les médias les plus officiels tchèques n’ont pas pu cacher l’événement. Même s’ils en ont parlé à demi-mot, avec une phrase tout à fait sibylline qu’il fallait ensuite décrypter. »
Le lendemain, le 10 décembre 1988, Václav Havel et plusieurs autres dissidents peuvent même participer à une manifestation en faveur des droits de l’homme, alors qu’en France est célébré le quarantième anniversaire de la déclaration universelle du même nom. Pour autant, si le célèbre petit déjeuner a une valeur symbolique, il ne change rien au quotidien des Tchécoslovaques. Rien ne laisse présager que près d’un an plus tard, le régime communiste ne sera plus et que Václav Havel sera lui devenu le président de son pays. Stanislas Mrozek évoque l’atmosphère de cette époque post-petit déjeuner :
« On était dans une sorte d’impatience anxieuse parce qu’il ne faut pas oublier qu’au niveau de tous les jours, rien ne changeait. C’était comme avant. Le Stb était partout. J’ai relu les derniers rapports, certains continuent durant toute l’année 1989. Il y a eu les répressions des manifestations de 1989 et tout cela : le vieux monde était encore là. »