Jacques Rupnik, lauréat du prix Gratias agit : « Václav Havel a changé ma vie »
Ce jeudi 17 octobre 2024, le ministre tchèque des Affaires étrangères, Jan Lipavský, a remis le prix Gratias agit à des personnalités et des organisations qui ont contribué à la bonne réputation de la Tchéquie à l'étranger. Deux associations et dix personnalités ont été décorées, avec parmi elles le politologue français né à Prague, Jacques Rupnik.
Que représente ce prix Gratias agit pour vous ?
Jacques Rupnik : « Il représente une reconnaissance de mon lien avec ce pays, de ce que j'ai pu faire peut-être d’utile pour le faire connaître aussi à l'extérieur, d'être un peu un passeur entre Paris et Prague - j’ai quand même consacré un demi-siècle à cela et donc c'est plutôt sympathique de voir ce travail reconnu. Et reconnu pas seulement par des amis, parce que si c'était Václav Havel qui me remerciait pour ça, on aurait dit qu’il s’agit d’un lien personnel… Là c'est une autre génération - et c'est le ministère des Affaires étrangères qui remercie. Pas seulement moi, toute une série de gens qui, chacun à sa façon, contribuent à faire connaître la République tchèque, la culture tchèque ou la langue tchèque à l'étranger. »
« On a eu un dîner hier soir, on a fait connaissance. Il y a par exemple un Argentin qui s'intéresse, qui a écrit un essai sur Václav Havel ou un Japonais qui est professeur de langue tchèque à l'Université de Tokyo. Donc chacun dans un domaine différent a fait quelque chose qui fait connaître ce pays. »
Avez-vous la nationalité tchèque ?
« Non, je ne l'ai pas, je ne l'ai jamais eue - ma mère était française et elle a eu la bonne idée de m'inscrire sur son passeport français, ce qui à l'époque de ma naissance n'allait pas de soi. Donc je suis reconnu Pragois d'origine, certes, mais avec un passeport français. »
Parce que vous êtes né à Prague, c'est votre ville natale où vous avez vécu les 15 premières années de votre vie. Est-ce qu'au moment où vous êtes revenu, au moment de la révolution de Velours, vous avez songé à prendre la nationalité, qui était tchécoslovaque à l'époque ?
« Oui j'aurais pu effectivement, on me l’a même proposé et je passais plus de la moitié de mon temps ici et cela aurait peut-être pu se faire. Avoir la double nationalité d'une certaine façon correspondrait assez bien à la ‘schizophrénie’ que je cultive depuis si longtemps, mais finalement avec l'Europe un passeport suffit. »
Est-ce qu'il y a quelque chose de tchèque en vous ?
« Certainement, parce que mon regard sur le pays dont je suis citoyen et dont j'ai le passeport est aussi influencé par ce que j'ai vécu ici. Jusqu'à aujourd'hui certaines de mes réactions sont liées à un regard, je dirais tchèque ou franco-tchèque. J'accepte d'être les deux. »
Quand on a passé toute son enfance jusqu'à l'adolescence ici, il y a peut-être de la nostalgie, de quelques plats tchèques par exemple, de quelque chose de la culture tchèque, des pohádky (contes de fées) ?
« Certainement, et d'ailleurs avec l'âge l'enfance compte de plus en plus, donc ces choses-là jouent. Les lieux, les odeurs, certaines familiarités. Vous êtes parti pendant des décennies et, en revenant, immédiatement vous savez que vous êtes en territoire connu, familier. Donc c'est vrai que ça joue. Hier soir avec ma voisine de table, on parlait des chants qu'on apprend à l'école. Et moi je chantais dans une chorale ici à Prague et je me souviens jusqu'à aujourd'hui de certaines des chansons qu'on nous a apprises et qu'on chantait à l'époque, donc bien sûr ça reste en vous. C'est une chanson, ça peut être le folklore mais il y avait aussi les chansons de l'époque qui étaient les chansons avec un contenu idéologique qui était censé motiver les citoyens tchécoslovaques… Je dirais ça, et la poésie par exemple - les poésies que vous apprenez à l'école, tout ça reste en vous. »
Traduction de la Lettre ouverte à Gustáv Husák
Vous avez déjà fait référence à Václav Havel. La dernière fois qu'on s'est parlé, vous nous aviez raconté votre rencontre en 1988 - est-ce qu'il y a eu une rencontre avant cette date ?
« Oui, elle a eu lieu, mais à distance à l'été 1975. Je reçois un texte de Prague qui est la Lettre ouverte à Gustáv Husák, qui n’est pas une lettre bien sûr mais un essai d'une cinquantaine de pages et qui pour la première fois me faisait comprendre comment fonctionnait la normalisation, ce qu'est la gouvernance par la peur. Ce n’est pas la terreur de masse, c'est après la défaite par les tanks en août 1968 que vient la deuxième phase, celle de la normalisation. Et dans cet essai, Havel, vraiment de façon magistrale, aborde ce thème de la gouvernance par la peur. Le texte est traduit dans toutes les langues parce qu'il y a beaucoup d'autres pays où les gens se reconnaissent dans cette situation. Ce texte m'avait frappé et, sans qu'on me demande quoi que ce soit, je l'ai immédiatement traduit. »
Et publié ?
« Je l'ai même publié deux fois, par inadvertance ! Je l'ai proposé aux Temps modernes, dont Claude Lanzmann était le directeur à l'époque. il me dit ‘oui, nous allons le publier’. Mais dans le numéro de septembre, il n'y est pas. Du coup, il y avait une nouvelle revue qui s'était créée à l'époque qui s'appelait Politique Hebdo que dirigeait monsieur Noirot et je leur propose. Ils le prennent et ce qui se passe début octobre est que les deux publient en même temps. J’ai reçu un coup de fil furieux de Claude Lanzmann… J'ai informé Havel que son texte avait été non seulement publié en France, mais même deux fois ! »
« L'homme de la dissidence à la BBC »
Comment on faisait à l'époque pour informer Havel que son texte avait été publié ? Par quels canaux de communication fallait-il passer ?
« Alors souvent il y avait des courriers, des gens qui allaient à Prague, par exemple des citoyens français qui étaient des volontaires pour amener la littérature publiée en Occident, la littérature tchèque par exemple ou des revues tchèques parues en Occident et qui les amenaient à Prague. Il y avait ici un réseau de distribution dont Jiřina Šiklová était la cheville ouvrière - elle est récemment disparue donc je pense à elle. »
« Il y avait ce réseau-là et il y avait aussi d'autres réseaux. On peut le dire aujourd'hui : certains services diplomatiques étaient impliqués. Pas les services français, mais certains autres pays, par exemple les services de la RFA à l'époque et d’autres. »
« Donc voilà, Václav Havel est d'abord une connaissance à distance. Bien entendu après je suivais ses écrits avec beaucoup plus d'attention. Et puis quand j'ai travaillé pendant 6 ans à la BBC, mes commentaires et analyses étaient diffusées par le service tchèque de la BBC aussi. Moi j'écrivais en anglais mais c'était traduit en tchèque et donc on me connaissait. Vilém Prečan, qui était l'archiviste de la dissidence et du samizdat tchèque disait de moi ‘voilà c'est notre homme à la BBC’, un peu comme notre homme à La Havane. Alors j'étais l'homme de la dissidence à la BBC. »
Vous êtes devenu le conseiller de Václav Havel après son élection à la présidence de la République. Est-ce que vous considérez qu'il a changé votre vie ?
« Oui, je peux dire ça maintenant, je n'aurais pas dit ça à l'époque mais rétrospectivement si je me dis quels sont les moments qui ont vraiment compté et quelles sont les personnes qui ont compté dans ma vie – en dehors des intimes – alors bien sûr. A cause de cette affinité qui s'est créée à distance. Il savait que je m'occupais de certaines choses qui lui étaient proches. On s'est rencontré donc en janvier 1988 pour que pour la réalisation d’un film documentaire et puis ensuite, on se retrouve le soir de son élection au siège du Forum civique. On était que des amis de la dissidence. Voilà, il ouvre la fenêtre. Il y avait la foule dehors, une atmosphère extraordinaire. On referme la fenêtre, on trinque et il me dit ‘est-ce que je peux compter sur vous ?’. Qu'est-ce que vous répondez à ce moment-là ? Vous êtes prêt à tout laisser derrière vous et à faire ce qu'il y a à faire ! Voilà, c'était ça le l'atmosphère du moment mais seulement lui pouvait attendre ça, parce que justement il n'exigeait rien. Il comptait sur cette espèce d'affinité informelle. C'est très fort, ça s'appelle l'amitié. »