Faire carrière, un privilège réservé aux hommes (?)
Depuis l’obtention par les femmes du droit de vote, certains considèrent l’égalité entre les sexes comme une chose acquise. Si d’autres se contentent en revanche d’une égalité formelle garantie par la législation, certains autres encore prétendent que cette égalité est de fait inatteignable et qu’il s’agit plutôt d’un processus permettant de définir l’orientation des politiques publiques. S’il est difficile de mesurer l’état de l’égalité dans un pays, la situation sur le marché du travail constitue néanmoins un indicateur fiable. L’emploi concerne, d’une façon ou d’autre, l’ensemble de la population, et représente un défi pour tous les pays, la République tchèque ne faisant pas exception à cette règle. Ainsi, les discriminations sur le champ professionnel se répercutent dans la vie de tous, à leur profit ou à leur détriment.
« Le premier élément très important, c’est de voir quelle est la place des femmes sur le marché du travail, c’est-à dire ce qu’on appelle le taux d’activité et le taux d’emploi, qui établit quelle est la proportion des femmes qui sont présentes sur le marché du travail. On constate qu’il y a des très grandes différences entre les pays. Le deuxième indicateur également très important, c’est que les femmes aujourd’hui travaillent dans leur grande majorité, par rapport à une situation antérieure où on avait plutôt le modèle d’un homme rapporteur du revenu. Mais dans un certain nombre de pays, on a encore un nombre élevé de femmes qui travaillent à temps partiel, comme c’est sur elles que repose l’essentiel des tâches parentales et domestiques. Enfin, le troisième indicateur important, c’est l’écart de salaires entre les femmes et les hommes, puisque d’une certaine façon, cet indicateur traduit toutes les autres inégalités. »
Avant d’aborder les problèmes spécifiques des femmes sur le marché du travail, consultons les indicateurs évoqués par Françoise Milewski. Selon les chiffres d’Eurostat, le taux d’emploi des femmes en République tchèque, pour la tranche d’âge de 20 à 64 ans a été de 62,5% en 2012, contre 80% chez les hommes. Le chômage reste également plus élevé chez les femmes : en juin 2013, 8,3% de femmes étaient à la recherche d’un emploi, contre 5,7% d’hommes. Malgré la rareté des contrats atypiques en République tchèque, la proportion des femmes qui travaillent à temps partiel est de 6 points supérieure à celle des hommes (8,6 % chez les femmes, 2,2 % chez les hommes). L’écart de rémunération, toutes professions confondues, représente environ un quart de salaire, au détriment des femmes.Analyste de l’antenne tchèque de la Fondation allemande de Friedrich Ebert qui se spécialise notamment sur les questions du genre, Anna Kárníková caractérise les plus grands défis que le monde de l’emploi réserve aux femmes :
« Le marché du travail est basé sur un profil spécifique : il s’agit de personnes, hommes ou femmes, célibataires et jeunes, qui sont capables de gérer leur temps de manière très flexible. Si quelqu’un ne rentre pas dans cette catégorie, le marché du travail réagit de manière exclusive, c’est-à-dire que cette personne trouve plus difficilement un poste sans que son enfant ait une place à l’école maternelle par exemple. Avec le partage des tâches établis dans la famille, ces conditions discriminent plus les femmes que les hommes. Ainsi, le plus grand défi de notre marché du travail est de créer un espace pour la diversité des carrières et des ambitions. Il nous manque la flexibilité qui permettrait aux gens de décider comment gérer leur temps libre et leurs horaires de travail. »Interrogée sur la précarité des contrats à temps partiel, Anna Kárníková admet que sans protection adéquate ceux-ci comportent des risques. Elle insiste néanmoins sur l’importance de la redéfinition des rôles parentaux au profit d’un partage plus équitable de la garde des enfants :
« Il y a un tas de mesures à prendre afin de remédier aux imperfections du marché. Il s’agit avant tout de faire partager la garde des enfants entre les deux parents. Cela implique également l’existence d’une structure d’accueil accessible à tous. Mais ce qu’il faut avant tout, c’est discuter des rôles parentaux tels qu’ils sont acceptés par la société. En République tchèque, statistiquement, les femmes prennent en charge les enfants beaucoup plus souvent que les hommes et quittent le marché du travail à cause de cela. A mon sens, la garde des enfants devrait être partagée entre les deux parents, parce qu’un enfant a bien les deux. »
Le premier remède au dilemme que représente le choix entre la carrière et la famille serait donc d’élargir le choix des contrats atypiques accompagnés d’une protection de l’employé en vue de permettre une meilleure réconciliation de la vie professionnelle et familiale. Ensuite se pose la question du partage de la garde des enfants entre les deux parents. Anna Kárníková sait de quoi elle parle, puisqu’elle était à l’origine d’une proposition récente visant à la mise en place d’un congé parental partagé. L’accueil réservé par le public à sa proposition a été plus que glacial :« Nous sommes venus avec une proposition qui est tout à fait courante dans les pays européens, mais en République tchèque elle a suscité une controverse inimaginable. Il s’agirait pour l’Etat de manifester son soutien à la garde partagée entre les deux parents. L’Etat ferait cela en avantageant les familles dont le second parent déciderait de bénéficier d’une partie du congé parental. Pour nous, c’est surtout intéressant de regarder le modèle autrichien, puisqu’en Autriche, la durée du congé parental est comparable au nôtre qui est de trois ans. Le second parent peut rester à la maison avec l’enfant jusqu’à l’âge de six mois. S’il décide de ne pas le faire, le soutien financier de l’Etat n’est pas accordé pour cette période. »
Les recettes qui sont proposées afin de remédier aux inégalités sur le marché du travail incluent donc un partage plus équitable des tâches domestiques, le développement des contrats à temps partiel afin de permettre une meilleure réconciliation de la vie professionnelle avec la vie familiale, et exigent également la création d’un nombre de places adapté dans des écoles maternelles. Selon certaines estimations, il manquerait actuellement 50 000 places dans les écoles maternelles publiques en République tchèque, ce qui complique considérablement la réinsertion des femmes sur le marché du travail. Plus de la moitié de celles qui ont un enfant âgé de trois à cinq ans se retrouvent sans emploi ou disposent d’un contrat de travail précaire.
Cependant, pour Jana Smiggels Kavková, du Forum 50%, qui lutte pour une représentation égale des deux sexes aux postes décisionnels, la position désavantagée des femmes se forge dès le plus jeune âge et se confirme par les choix du parcours académique :« Notre marché du travail est assez figé. Il ne reflète pas les carrières d’une grande partie des gens. Il est plus adapté aux hommes et à leurs besoins. De plus, les femmes s’orientent vers des secteurs moins prestigieux et moins bien payés, comme le social ou l’éducation. Ainsi, les premières différences se font dès le plus jeune âge, à l’école. Plus tard, peu de femmes arrivent à des postes dirigeants, et de fait elles n’ont qu’une influence limitée sur la gestion des entreprises et sur le calcul des salaires. En moyenne, on note une différence de 25% entre la fiche de paie d’une femme et celle d’un homme, bien sûr en faveur de ce dernier. Même quand un homme et une femme travaillent à un même niveau de poste, la femme gagne moins. On constate une réelle discrimination sur le plan des salaires. »
Les problèmes décrits par Anna Kárníková et Jana Smiggels Kavková peuvent paraître spécifiques à la République tchèque. L’héritage communiste et le caractère propre de la transition économique font que, par rapport à la France par exemple, la situation tchèque présente bien des différences. D’abord, le nombre de femmes qui travaillent à temps partiel est trois fois plus élevé en France, environ 30% contre 9% à peine en République tchèque. Si le taux de chômage des hommes et des femmes est pratiquement équivalent en France, dans le cas tchèque le chômage touche plus les femmes avec deux points de différence par rapport aux hommes. Chercheur associé au PRESAGE à Sciences Po (Programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre), Maxime Forest fait un autre parallèle entre la France et la République tchèque :
« J’insisterais également sur tout ce qui relève des conditions permettant un accès égal au marché du travail pour les femmes et les hommes, particulièrement du point de vue des politiques familiales. On sait qu’en France on a des politiques depuis plusieurs années qui permettent de concilier un travail le plus souvent à temps complet et le fait d’avoir des enfants, deux en moyenne, ce qui est d’ailleurs parmi les niveaux les plus élevés de l’UE. Alors qu’en République tchèque on a eu un moindre développement des systèmes de garde, tout particulièrement après la chute du régime dit socialiste, ce qui rend les conditions de conciliation plus difficiles. D’autre part également, il y a tout l’effet de l’héritage socialiste, du point de vue de la distribution des hommes et des femmes dans les différents secteurs industriels et du point de vue des effets de la transition à l’économie du marché sur la valorisation de certains emplois ou plutôt leur dévalorisation, surtout pour des emplois exercés majoritairement par des femmes. »Malgré ces différences, Maxime Forest voit également des similitudes. Il s’agit notamment du fait d’avoir dans les deux pays des populations féminines très bien formées, même mieux que les hommes, avec un niveau d’étude supérieur et un taux d’activité assez élevé :
« Du côté des points communs, je vois d’abord des taux d’activité féminins élevés, il y a une forte contribution des femmes à la main d’œuvre. On peut également observer qu’on a des histoires d’accès des femmes à l’emploi industriel assez semblables, en tout cas au début de cette histoire à la fin du XIXe siècle, qui ont ensuite divergé un petit peu, et puis également un écart salarial persistant entre des femmes et des hommes qui se situe entre 15 et 20 % ou va même jusqu’à 30% selon les modes de calcul européens, et puis il y a également un cadre législatif commun fourni par des directives européennes et une législation qui est assez protectrice en apparence à l’égard de la maternité. »
Interrogé sur le conservatisme de la société tchèque qui se traduirait notamment par un refus du congé parental partagé, Maxime Forest nuance ce propos. Selon lui, une réaction en apparence conservatrice du public tchèque repose plus sur les effets de la crise économique :« Je crois que le conservatisme est une construction à la fois politique et médiatique. C’est surtout un effet de conjoncture. En revanche, ce qui est peut- être juste, c’est ce qu’il y a une faible culture de l’égalité dans le contexte tchèque. C’est imputable au passé communiste. Quand on a une société qui avance à marche forcée vers l’égalitarisme, a posteriori on a tendance à réagir de manière négative à tout ce qui est une défense de l’égalité par la loi notamment. Mais je dirais que, plus largement, ce qui fait défaut, c’est une capacité d’analyse tant dans les médias que de la part des acteurs politiques des fondements de ces problématiques. »
La situation des femmes sur le marché du travail en République tchèque, comme Maxime Forest permet de le constater, ne diffère donc pas à de nombreux égards de celle des femmes françaises. Cependant, on peut constater une différence notable dans l’attention consacrée à des sujets liés à la problématique du genre. Le débat récurrent et vif en France contraste ainsi avec l’hésitation et parfois l’embarras tchèques face à ces sujets.