Jarmila Kratochvílová, les 30 ans du plus « poilu » des records

Jarmila Kratochvílová, photo: ČT

Il y a trente ans de cela, le 26 juillet 1983, Jarmila Kratochvílová établissait un nouveau record du monde du 800 mètres. En 1’53’’28, la Tchèque entrait par la grande porte dans l’histoire de l’athlétisme. Trente ans plus tard, le record établi à Munich reste en effet le plus vieux record du monde encore en vigueur, hommes et femmes et toutes disciplines confondus. Mais deux semaines après l’annonce retentissante des contrôles antidopage positifs des sprinters américain Tyson Gay et jamaïquain Asafa Powell, le 30e anniversaire du record de Jarmila Kratochvílová, réalisé à une époque où le dopage était géré par le gouvernement communiste tchécoslovaque, prête forcément toujours à polémique. Parallèlement à cet anniversaire, une autre athlète tchèque s’est de nouveau illustrée vendredi. Au meeting de Londres, Zuzana Hejnová a signé la meilleure performance mondiale de l’année sur 400 mètres haies. Invaincue depuis le début de saison et déjà assurée de remporter la prestigieuse Ligue des diamants, la Tchèque, dont les performances et la domination génèrent inévitablement des doutes dans le contexte actuel, a livré sa version des choses sur la délicate question du dopage.

Jarmila Kratochvílová,  photo: ČT
Aussi paradoxal que cela puisse paraître après toutes ces années passées, Jarmila Kratochvílová recordwoman du monde du 800 mètres, c’est presque un accident. Et pourtant…

A la base, le meeting de Munich devait constituer un dernier test avant les championnats du monde d’Helsinki, les premiers de l’histoire de l’athlétisme. Sur la piste du stade olympique, la Tchèque, plutôt spécialiste du 400 mètres, devait même prendre le départ d’une autre course que le 800 mètres :

« C’est vrai, je ne devais pas le courir, ce n’était pas du tout prévu. Je devais participer au 200 mètres, mais la veille de la course, j’ai eu une crampe dans une jambe et ça me faisait tellement mal que j’ai dit à mon entraîneur que je ne pouvais pas courir le 200 mètres. J’avais peur de me blesser et de me déchirer le muscle. »

Bien que réputé pour son extrême dureté et son intransigeance à l’entraînement avec sa protégée, l’entraîneur Miroslav Kváč, un ancien militaire, avait écouté Jarmila Kratochvílová et la laissa finalement choisir entre le 800 et le 1 500 mètres…

Jarmila Kratochvílová,  photo: La Fédération tchèque de Athlétique
« Je savais que j’étais en forme. Je me suis donc dit que j’allais courir le 800 mètres sans me faire trop mal. Mon idée au départ était de courir libérée, tranquillement et de me faire plaisir. Dans ma tête, j’étais déjà à Helsinki. » Ainsi donc pour la genèse de ce record du monde resté gravé depuis dans les annales et les mémoires. Pourtant, là aussi, sa détentrice, aujourd’hui âgée de 62 ans, n’aurait alors jamais cru qu’elle serait encore amenée à évoquer ses souvenirs trente ans plus tard :

« Ca ne m’était même pas venu à l’idée. Sur le coup, je m’étais dit que ce record pourrait peut-être tenir un an ou deux, jusqu’aux Jeux olympiques suivants à Los Angeles. A vrai dire, cela ne m’émouvait pas plus que ça. D’ailleurs, je n’avais reçu que 3 000 couronnes en récompense. Aujourd’hui, on m’offrirait 100 000 dollars dans les grands meetings. Mais cela importe peu, franchement, je n’aurais jamais pensé que mon record tiendrait si longtemps. »

Ce ne sont cependant pas les tentatives qui ont manqué depuis 1983. On se souvient notamment de Maria Mutola qui, dans les années 1990 et 2000, annonçait régulièrement vouloir s’attaquer au record du monde. Mais avec un meilleur temps personnel de 1’55’’19 signé en 1994, la Mozambicaine, au meilleur de sa forme, est restée à près de 2’’ de Kratochvílová. Autant dire un gouffre… La Tchèque estime que cette importante différence de performance s’explique notamment par la multiplication du nombre de meetings :

Jarmila Kratochvílová,  photo: Anna Duchková
« La question est de savoir ce que je ferais moi aujourd’hui, si je ne ferais pas la même chose que les athlètes actuels si j’avais la même forme qu’à l’époque et si mon corps et ma santé me le permettaient. Peut-être que moi aussi je participerais au plus grand nombre possible de meetings et ferais la course aux primes et aux points pour la Ligue de diamant. Parce que ça fait quand même énormément de courses... »

Toujours selon Jarmila Kratochvílová, cette course à l’argent est d’ailleurs ce qui explique en partie la perte de Pamela Jelimo, qui, il y a quelques années de cela, avait semblé pouvoir menacer le record. Mais la talentueuse Kényane ne s’est finalement jamais rapprochée à moins de 73 centièmes de seconde.

Alors, inévitablement, avec « le plus poilu » des records du monde, revient la question du dopage. Toutefois, Jarmila Kratochvílová a toujours rejeté en bloc accusations et suspicions :

« Mon plus grand dopage, c’était mon travail. Quand j’ouvre mes cahiers de l’époque et regarde mes charges d’entraînement, je me rends mieux compte de la quantité de travail accomplie. Personne n’a idée de ce qu’était mon entraînement. Pourtant, on continue de me demander pourquoi mon record tient toujours. Mais j’ai eu la chance de ne pas avoir été blessée, de pouvoir m’entraîner autant et je n’oublie pas non plus que j’ai toujours beaucoup aimé ce que je faisais. L’athlétisme a été et reste toute ma vie. Il comptait plus que tout le reste. »


Pour la nouvelle reine mondiale du 400 mètres haies, Zuzana Hejnová, « le dopage n’est plus celui des années 1980 »

Zuzana Hejnová,  photo: ČTK
A défaut de potion magique, la recette du succès de Jarmila Kratochvílová semble également être devenue celle de Zuzana Hejnová, spécialiste du 400 mètres haies et incontestable meilleure athlète tchèque de la saison en cours. Mais la meilleure athlète tchèque est aussi la meilleure mondiale dans sa discipline, et dans ce cas, à la lumière des derniers scandales de dopage, on peut être amené à se poser, malheureusement légitimement, quelques questions sur la propreté des performances et de la progression de la médaillée de bronze aux derniers Jeux olympiques de Londres. Mais comme son illustre devancière Jarmila Kratochvílová, Zuzana Hejnová tient à ne laisser planer aucun doute :

« Ceux qui se font prendre ont probablement des méthodes tellement bonnes qu’ils pensent que les commissaires n’ont aucune chance et qu’ils ne seront jamais contrôlés positifs. C’est pourquoi on ressort actuellement des cas positifs qui remontent à 2004. Mais aujourd’hui, cela me semble extrêmement compliqué et en tous les cas inimaginable pour moi. »

Le discours de l’athlète tchèque ressemble fort à celui tenu par la grande majorité des sportifs de haut niveau, toutes disciplines confondues. Libre donc à chacun de croire ou non à ses propos. La seule chose acquise est que les affaires de dopage ne représentent rien de nouveau, le fléau gangrenant les compétitions depuis de nombreuses années. Toutefois, Zuzana Hejnová voit quelques différences par exemple avec les années 1980, décennie marquée par l’usage abondant des stéroïdes anabolisants, et pas seulement en Europe de l’Est :

« Je ne pense pas que les choses aujourd’hui continuent de fonctionner comme auparavant. A l’époque, le système était centralisé, hiérarchisé, l’Etat s’en occupait, ce qui n’est plus le cas. On ne peut plus parler de généralisation du dopage, je pense que l’usage de produits interdits est désormais plutôt une démarche individuelle. »

Zuzana Hejnová,  photo: ČTK
Même si les méthodes de dopage et les produits auxquels ont recours médecins, entraîneurs, préparateurs physiques et sportifs ont bien évolué depuis l’époque de la Guerre froide et sa « course à l’armement chimique », et même si les hormones stéroïdiennes sont loin d’avoir disparues des salles et terrains d’entraînement, il n’en demeure pas moins que les sportifs d’autrefois n’étaient pas soumis, et notamment hors compétition, au contrôle quasi-permanent des commissaires antidopage comme cela est le cas aujourd’hui.

« Il est certain qu’ils ne devaient pas fournir leur emploi du temps trois mois à l’avance et indiquer où ils seront tel ou tel jour pour que les commissaires puissent les trouver et les contrôler quand bon leur semble », explique Zuzana Hejnová. Depuis 2009, l’Agence mondiale antidopage (organisation indépendante financée par le Comité international olympique et les gouvernements) exige en effet des sportifs de haut niveau qu’ils indiquent très précisément où ils se trouveront chaque jour dans les trois prochains mois, et ce afin de permettre aux commissaires de l’agence d’effectuer des contrôles inopinés (c’est-à-dire sans que le sportif ait été prévenu à l’avance). Si un sportif est absent lors de trois contrôles de ce type, il fera l’objet d’une suspension. Très contraignant, et très critiqué lors de sa mise en place par certains athlètes qui jugent qu’il porte atteinte à leurs libertés individuelles, le système appliqué de chasse à la triche ressemble fort à une stratégie de harcèlement. Ainsi, en raison de son niveau très élevé de performance depuis le début de la saison, Zuzana Hejnová affirme être soumise à un contrôle antidopage en moyenne une fois par semaine. Le tout sans oublier les « visites à domicile » des commissaires :

« Ca dépend... Parfois ce sont des commissaires étrangers, ce sont alors souvent des Allemands. Mais d’autres fois, je suis aussi contrôlée par des commissaires tchèques qui sont mandatés par des organisations internationales. »

En attendant, la régularité de ces nombreux contrôles n’a pas empêché Zuzana Hejnová de remporter sa huitième course de la saison sur la piste du stade olympique de Londres vendredi. Vainqueur en 53''07 devant la Britannique Perri Shakes-Drayton (53''67) et l’Américaine Georganne Moline (54''32), l'athlète tchèque, invaincue cette saison, a signé la meilleure performance mondiale de l'année et amélioré de seize centièmes le record de République tchèque. Cette victoire garantit également à Zuzana Hejnová, qui sera une des grandes favorites des prochains championnats du monde à Moscou, de remporter le classement général de la prestigieuse Ligue de diamant dans sa discipline. Elle devient ainsi la troisième Tchèque à réaliser cette performance après les lanceurs de javelot Barbora Špotáková et Vítězslav Veselý. Et nul doute que Jarmila Kratochvílová aurait également fait partie de cette liste si la Ligue de diamant avait existé il y a trente ans de cela…