Karl May, un imposteur adoré
Le Musée Náprstek à Prague propose actuellement à ses visiteurs une exposition qui évoque l’oeuvre et la vie d’un écrivain qui a fait rêver plusieurs générations de jeunes lecteurs. Les récits du romancier allemand Karl May sont lus et publiés encore plus d’un siècle après leur première parution et leur popularité ne se dément pas même à l’époque d’Internet et des jeux vidéo. Les auteurs de l’exposition cherchent à présenter l’oeuvre du romancier dans un contexte plus large et n’oublient pas non plus le regain de sa popularité venu un demi-siècle après sa mort grâce au cinéma.
Ce sont ses récits situés dans les prairies d’Amérique du nord qui finissent par lui apporter la notoriété et inaugurent en quelque sorte le genre du western. Une quinzaine de ces récits est centrée sur le couple d’amis Winnetou et Old Shatterhand. Les aventures de Winnetou, chef d’une tribu apache, et d’Old Shatterhand qui est un portrait idéalisé de l’auteur, feront le bonheur des millions de petits lecteurs et seront traduites dans une quarantaine de langues. Parmi ces petits lecteurs il y aura aussi beaucoup plus tard Petr Mašek, bibliothécaire du Musée national et auteur de l’exposition du Musée Náprstek. Il n’est pas prêt d’oublier sa fascination pour les aventures d’Old Shatterhand durant son enfance :
« Au début il y avait l’idée d’organiser une exposition sur l’oeuvre de Karl May. D’abord j’envisageais de présenter cette exposition dans le Musée du Livre dans la ville de Žďár nad Sázavou. Je me suis dit que c’est un sujet attractif et que les livres de Karl May pourraient intéresser le public. C’était en 2012 et j’avoue ne pas avoir réalisé que le triple anniversaire de Karl May approchait. C’était à la fois le 170ème anniversaire de sa naissance, le centenaire de sa mort et le 50ème anniversaire de la première du film basé sur son roman ‘Le trésor du Lac d’argent’. »Mais lorsque le directeur général du Musée national, dont le Musée du Livre fait partie, apprend les intentions de Petr Mašek, il lui demande de préparer d’abord une exposition sur le même sujet au musée Náprstek à Prague. Petr Mašek s’exécute car il lui semble que Karl May lui-même aurait souhaité que cette exposition soit organisée :
« Je ne pouvais donc pas m’y opposer. J’ai fait cette exposition mais finalement elle a été complètement différente de celle que j’avais imaginée. Il n’y a que peu de livres dans les vitrines car le musée Náprstek m’a permis de faire cette exposition d’une autre façon, c’est-à-dire avec des objets authentiques d’Amérique du Nord, éventuellement d’autres régions comme le Proche Orient, l’Afrique du nord, le Kurdistan, etc. Tous ces objets sont cependant présents d’une certaine façon dans l’oeuvre de Karl May. Il s’agit donc d’une relation entre les destins romanesques des héros de Karl May et les objets réels et nous y avons ajouté encore un autre aspect, à savoir la renaissance du culte de l’écrivain qui s’est produite dans les années 1960 et 1970 grâce au cinéma. »Avant de procéder à la réalisation du projet, Petr Mašek décide de replonger dans les lectures de sa jeunesse et se met à relire les livres de l’auteur qui l’a fait tant rêver dans son enfance et son adolescence. Il relit les aventures d’Old Shatterhand, grand ami de toutes les tribus indiennes désirant vivre en paix avec les autres, mais qui est aussi un combattant courageux et astucieux quand il faut faire front aux tribus guerrières, aux voleurs et aux assassins. Ce héros sans peur et sans reproche évite cependant de tuer ses adversaires, même s’il s’agit de grands criminels crapuleux, et finit presque toujours par les neutraliser, les assommer ou les capturer. Souvent il se présente comme médiateur de la coexistence pacifique des tribus indiens et des colons blancs.
En préparant l’exposition Petr Mašek ne relit pas l’ensemble de l’oeuvre de Karl May mais le tas de livres relus atteint quand même, selon ses propres termes, « une hauteur d’un mètre et demie ». Quand il relit les aventures de Old Shatterhand et de Winnetou il éprouve parfois la même excitation et retrouve les sensations de son enfance, mais il avoue aussi avoir relu certains passages avec un sourire un peu sarcastique :« Pendant la lecture j’ai pris beaucoup de notes notamment sur les objets figurant dans les récits. Puis je me suis mis à consulter avec des conservatrices du Musée Náprstek et à chercher dans leurs collections du musée des objets attractifs qui pourraient illustrer les récits de Karl May. C’est de cette façon donc que nous avons progressivement créé le scénario de l’exposition et avons rassemblé les objets réels pour finalement les exposer. Et je cherchais à y ajouter aussi des documents sur le retour du culte de Karl May dans les années 1960. »
Le visiteur de l’exposition peut voir dans les vitrines des costumes et ustensiles authentiques utilisés par les Indiens d’Amérique mais aussi des objets figurant dans les romans de Karl May et qui sont en quelque sorte la matérialisation de la fantaisie du romancier. Certains de ces objets ont été prêtés aux organisateurs de l’exposition pragoise par le musée Karl May en Allemagne. Il s’agit notamment des armes avec lesquelles Old Shatterhand et Winnetou font des performances quasi miraculeuses. Petr Mašek dévoile le mystère de ces armes :« Karl May a d’abord imaginé ces armes et les a décrites dans son oeuvre. Ce n’est qu’après être devenu auteur célèbre et adoré par des foules de lecteurs qui lui écrivaient et désiraient lui rendre visite, qu’il a fait secrètement fabriquer ces armes pour les montrer lors de ses conférences. C’est ainsi qu’il a attiré sur lui beaucoup de problèmes parce qu’il a reçu énormément de lettres de ses lecteurs lui demandant comment il pouvait posséder le fusil d’argent de Winnetou après l’avoir mis dans la tombe de son héros et l’avoir enseveli avec lui à la page 268. Ainsi dans le tome suivant, Karl May s’est vu obligé d’expliquer que les Comanches, ou une autre tribu ennemie, cherchaient à profaner le tombeau de Winnetou et qu’il les avait donc devancé et déterré le fusil. » La limite entre la réalité et l’imagination dans la vie de Karl May semble très vague. C’est son imagination qui lui a apporté la gloire et la richesse et il désire donner une forme palpable aux fruits de sa fantaisie. Il se substitue aux héros de ses romans. Il est Old Shatterhand et aussi Kara ben Nemsi dans la série des romans qu’il a situé au Proche Orient. Il veut incarner pour ses lecteurs ces héros courageux, forts et intelligents, toujours prêts à combattre les mauvais sujets et à aider les faibles. Il présente leurs exploits comme ses propres aventures et accumule les preuves tangibles de sa propre légende. Et les lecteurs veulent bien croire que c’est lui qui a vécu toutes ces aventures extraordinaires. Quelle est cependant leur déception lorsqu’ils apprennent que Karl May n’a visité l’Amérique du Nord qu’une fois dans sa vie après avoir déjà écrit la majeure partie de son œuvre et que c’est dans sa riche bibliothèque qu’il a puisé la matière pour les descriptions détaillées qui font partie de ses récits et leur donnent un aspect d’authenticité. La révélation de la nature véritable de ses inspirations et aussi de la série des délits de sa jeunesse assombrit les dernières années de la vie de cet homme pour lequel l’imagination est plus réelle que la réalité. Accusé d’imposture et épuisé par la série de procès contre ses détracteurs, il quitte le monde en 1912. Les lecteurs lui pardonnent vite ses mystifications et son rayonnement littéraire dépasse largement les frontières de sa patrie. Et lorsque, cinquante ans après la mort de Karl May, le réalisateur allemand Harald Reinl portera à l’écran son roman ‘Le trésor du Lac d’argent’, il déclanchera une nouvelle folie, une nouvelle vague d’engouement pour les exploits d’Old Shatterhand et de Winnetou incarnés par l’Américain Lex Barker et le Français Pierre Brice. Il aura fallu tourner 17 films pour assouvir la fringale qu’éprouve le public des années 1960 pour les aventures imaginées par le célèbre mystificateur.